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Pour l’anarchosyndicalisme

Le jeudi 13 mars 1997.

Au commencement des années 1990, lorsque l’Union soviétique s’écroula, quand le mur de Berlin fut abattu et les démocraties populaires démantelées, de nombreuses personnes, de diverses opinions, estimèrent qu’un cycle important de l’histoire humaine venait de s’achever. En caricaturant la situation à l’extrême, certains commentateurs parlèrent même de la fin de l’histoire : en retournant un des concepts fondateurs du marxisme et de l’anarchisme, ils prétendaient que la lutte de classes était devenue obsolète. L’avenir appartiendrait au libéralisme, au capitalisme. Le retour sur les tours du Kremlin du drapeau de Pierre le Grand annonçait la mort définitive du socialisme, réduit à n’être qu’un accident de l’histoire…

Aucun des libertaires ne les suivit sur cette route de l’abandon ; avec d’autres courants politiques, nous dénonçâmes ces idées comme de la vulgaire propagande au service des puissants. Le débat entre nous, au contraire, s’enroula autour de deux axes : d’abord, quand recommenceraient les luttes sociales concrètes et, ensuite, à quel moment réapparaîtrait, comme idée-force, la volonté collective de changer le monde ?

Aujourd’hui, seulement quelques années plus tard, sans doute plus rapidement que beaucoup d’entre nous le pensaient, des luttes sociales d’une certaine ampleur ont recommencé, dans toute l’Europe ; la lassitude et la résignation font peu à peu place à la colère et à la détermination de résister à l’avidité apparemment sans frein du capitalisme — à l’indignation aussi devant le contraste révoltant d’une pauvreté qui s’étend sans cesse alors que les puissants s’enrichissent toujours davantage.

Ces multiples formes de résistance, aussi diverses que la désobéissance civile des cinéastes qui appellent à refuser le diktat réactionnaire de la majorité parlementaire ou bien les grèves de plus en plus dures s’opposant aux reculs sociaux imposés par le patronat et les pouvoirs publics, ne posent pas explicitement la question du changement de société ; les souvenirs des expériences passées, des grandes fautes et des grandes erreurs, du stalinisme au programme commun de la gauche, sans oublier les quatorze années du règne de Mitterrand, ne sont pas encore effacés. Mais la conflictualité sociale est réapparue en Europe occidentale.

Une situation plus favorable

Ces circonstances nouvelles permettront-elles aux libertaires de sortir de leur ghetto quasi séculaire ? Pourront-ils accroître l’audience des solutions qu’ils proposent ?

Ces idées - l’action directe, l’autogestion des luttes, des lieux de vie et des entreprises, le fédéralisme, l’internationalisme, l’égalité sociale - sont mieux connues aujourd’hui que naguère, infiniment plus, par exemple, qu’avant Mai 68. Elles se sont propagées lentement, à mesure que régressaient les croyances en la perfectibilité du capitalisme ou en la vertu progressiste de la dictature du prolétariat et de l’État ouvrier. N’a-t-on pas vu récemment, au cinéma et à la télévision, des documents et des témoignages qui relataient les luttes et les réalisations libertaires des premières années du siècle ?

Il n’est pas outrancier de prétendre que seul aujourd’hui le mouvement libertaire, avec une ou deux sectes trotskistes non encore tout à fait gangrenées par l’électoralisme, peut s’affirmer encore réellement socialiste, à savoir militant activement pour une société humaine débarrassée du capitalisme et de l’étatisme.

Les propositions du mouvement libertaire historique, aujourd’hui, ne sont plus repoussées comme folie et rêve utopique. Souvent, elles suscitent des débat et des interrogations ; ne seraient-elles pas une amorce de solution, les premiers pas dans le chemin qui sortiraient les êtres humains des conséquences sociales du libéralisme, du capitalisme sauvage : le chômage massif, l’inégalité extrême, les révoltes et les répressions, l’autoritarisme, le fascisme ?

Les propositions libertaires exigent, pourtant, pour devenir crédibles et emporter la conviction davantage que la démonstration ou le raisonnement ; elles impliquent l’exemple vivant, la réalisation concrète, c’est-à-dire l’organisation, l’action collective et concertée…

Oui, sans aucun doute, aujourd’hui, avec la conflictualité populaire qui renaît, avec la mort du marxisme-léninisme, la déroute du réformisme et le triomphe insolent du libéralisme, se repose avec acuité, d’une manière plus pressante que durant les cinquante années qui nous précèdent, la question de l’organisation.

Groupes, fédérations, unions anarchistes ou communistes libertaires ; minorités, tendances, coordinations et syndicats d’opposition, anarchosyndicalistes, autogestionnaires ou alternatifs furent les formes adoptées durant les temps de la guerre froide et de la coexistence pacifique. Elles ont été les conditions de la survie, de la conservation de la mémoire du mouvement, les lieux au sein desquels la flamme allumée par l’Internationale, et devenue incendie avec le syndicalisme révolutionnaire, le mouvement makhnoviste et la CNT d’Espagne, a pu être sauvegardée.

S’agissant des regroupements spécifiquement libertaires, aucun des modèles de structuration interne, théorique ou historique, tels que la plate-forme d’Archinov ou la Synthèse anarchiste, celle de Sébastien Faure ou celle de Voline, ou bien encore les orientations de Malatesta concernant l’organisation des anarchistes, n’est considéré par une majorité de libertaires comme opératoire. Il en résulte un ensemble de regroupements, dont le plus important demeure, en France, par le nombre de ses militants et la diffusion de ses œuvres, la Fédération anarchiste. Sans pour autant que la FA soit, si on ose dire, à l’observation des forces existant réellement, hégémonique ; l’Alternative libertaire possède une influence non négligeable dans les nouveaux syndicats et AC ! ; Réflex et No Pasaran occupent une place importante dans la lutte antifasciste ; l’OCL peut impulser des initiatives qui étendent son influence très au-delà de son réseau propre.

L’élément nouveau, sans aucun doute, est le développement d’organisations syndicales dans lesquelles des libertaires occupent des postes de responsabilité ou qui se réclament ouvertement de l’anarchosyndicalisme et du syndicalisme révolutionnaire.

Les libertaires et l’organisation du salariat

L’organisation des travailleurs et du mouvement populaire a toujours été une des préoccupations principales des militants libertaires ; Bakounine, Fanelli, Guillaume, Lorenzo, Varlin, la première génération des Internationaux s’acharna d’abord à organiser le mouvement ouvrier — toutes les autres formes de regroupement, légales ou illégales, tous les discours, les brochures et les livres ne furent que des moyens pour réaliser cet objectif essentiel. Plus tard, Pelloutier, Pouget, Yvetot et tous les autres, avec la CGT syndicaliste révolutionnaire, s’inspirèrent de leur exemple. Après la révolution russe, Besnard, Borghi, Rocker, Schapiro, Souchy tentèrent, en s’appuyant sur les forces vives encore de la CNT d’Espagne, de la FORA d’Argentine, de la SAC suédoise et de la CGTSR de France, de regrouper les secteurs ouvriers syndicalistes révolutionnaires avec la création de la IIe AIT.

Deux périodes se succèdent dans ce long effort. Dans un premier temps, les militants libertaires portèrent leur énergie à maintenir et à renforcer l’unité du mouvement ouvrier et socialiste, dont ils représentaient la branche révolutionnaire. Exclus en 1872 de l’AIT par Karl Marx et ses amis, ils essaieront de militer dans l’Internationale ouvrière, en reconstitution après 1885, jusqu’à ce que celle-ci exige de ses sections qu’elles adoptent une stratégie électorale, en 1896, au Congrès de Londres.

Puis, au sein de ce qui devenait des organisations syndicales confédérées, les libertaires furent parmi les plus ardents défenseurs de l’unité du mouvement ouvrier, surtout en France et en Italie.

« Nous sommes décidés, déclarait le camarade Boudoux [1], du Syndicat unique du Bâtiment de la Seine, au Congrès de Saint-Étienne de la CGTU, en juin 1922, en réponse à Monmousseau et à Sémart déjà acquis aux thèses léninistes, à suivre la tradition d’un syndicalisme qui n’a jamais fait faillite, le syndicalisme issu de la Fédération des bourses et du congrès constitutif de 1902, à Montpellier. Ce syndicalisme avait admis comme mode d’action l’action directe, le boycottage, la grève générale, l’antipatriotisme, l’antimilitarisme

 Ce syndicalisme a fait faillite en 1914, l’interrompt un instant Sémard.

 Pour moi, continue Boudoux, je déclare que ce syndicalisme-là n’a pas fait faillite. Des hommes seulement ont essayé, en raison de leur fonctionnarisme inamovible [2], en raison de l’influence qu’ils pouvaient exercer dans leur milieu, d’entraîner des camarades […]. Alors que le syndicalisme dit : Ouvriers de tous métiers, de toutes races, de toutes religions, de tous pays, vous êtes solidaires sur le terrain de la lutte de classes et c’est par le syndicalisme que vous obtiendrez votre émancipation. »

Sans doute, le syndicalisme de Boudoux se présentait comme le frère jumeau de ce qui aurait pu être, en France, une sorte d’« anarchisme ouvrier ». Comme le précisait au cours du même congrès, le camarade Couture, de la Fédération du bâtiment, « Il faudrait être aveugle pour ne pas voir tout ce qu’il y a de commun entre l’anarchisme et le syndicalisme. Tous deux poursuivent l’extirpation complète du capitalisme et du salariat, par le moyen de la révolution sociale. Le syndicalisme, qui est la preuve d’un réveil du mouvement ouvrier, a rappelé l’anarchisme au sentiment de ses origines premières. D’un autre côté, les anarchistes n’ont pas peu contribué à entraîner le mouvement ouvrier dans la voie révolutionnaire et à populariser l’idée de l’action directe. »

Après l’apparent succès de la Révolution russe, le syndicalisme révolutionnaire, qu’on commençait à appeler anarchosyndicalisme, abandonna l’idée d’une possibilité, à court ou moyen terme, d’unité organique du mouvement ouvrier. L’emprise toujours plus grande du réformisme sur l’Internationale dite d’Amsterdam ainsi que la croissance du marxisme-léninisme rendaient illusoire toute possibilité d’une organisation ouvrière unitaire et indépendante.

On le vit clairement en 1936, en France, avec l’unité syndicale organique qui sonna le glas d’un redressement « syndicaliste » de la CGT, au sein de laquelle les réformistes et les staliniens s’affrontèrent pour le contrôle de l’appareil. Il ne s’agissait plus pour le syndicalisme révolutionnaire hexagonal d’être seulement indépendant des partis politiques, mais de combattre les organisations qui entraînaient les travailleurs vers le parlementarisme et les diverses formes de médiations politiques. Dans la réalité des faits sociaux, les travailleurs membres des organisations anarchosyndicalistes tentèrent, tant qu’ils le purent, de résister à l’intégration du salariat au système capitaliste, alors en marche dans tout le monde industriel. On sait qu’après la Seconde Guerre mondiale cette intégration, soit à la nation française et au « monde libre » soit à la « patrie du socialisme » et à ses porte-parole nationaux, fut totalement réussie ou quasiment.

Un nouveau départ

Or, aujourd’hui, de nombreux faits économiques et sociaux suggèrent que cette intégration du salariat au système politique existant s’effrite, recule. La cause en réside, bien sûr, dans l’inflexion monétariste, plus « libérale » du capitalisme et à l’amoindrissement des garanties naguère offertes par le welfare state, l’État providence. Les groupes dominants du capitalisme, depuis les années quatre-vingt, se sont ralliés à la politique de la régulation par le marché, qui valorise leurs intérêts et leurs profits, et cela à l’échelle de la planète. De ce point de vue, nous avons certes changé de période historique. Mais cette dernière, au lieu d’être le commencement de la « fin de l’histoire » devrait, au contraire, signifier son accélération et devenir une ère de luttes de classes aiguès. Nous sommes bien loin de ce qu’il est convenu de désigner sous le nom de « compromis fordiste », c’est-à-dire la possibilité d’une négociation entre les groupes sociaux au terme de laquelle les intérêts du salariat sont sinon promus du moins préservés ; depuis presque vingt ans maintenant, les conditions de vie imposées à la partie de la population qui ne possèdent pas de part du capital sont en régression régulière. Une fois de plus, le capitalisme montre qu’il n’est pas perfectible. Son développement historique, si riche de science et de technologie, ne s’accompagne d’aucun progrès humain ; la concurrence et l’inégalité qu’il engendre et renforce entre les hommes et les femmes renouvellent sans cesse la violence, la volonté de domination, la pauvreté culturelle, en un mot la barbarie.

Telle est, de toute évidence, la cause profonde de la renaissance de la conflictualité sociale que nous signalions tout à l’heure. Et sa conséquence : l’apparition progressive de groupes de salariés et de chômeurs qui se rebellent contre le destin de pauvreté, de soumission, de résignation que les puissants du monde entendent leur imposer.

Devons-nous, nous les libertaires, nous désintéresser de ces groupements, les négliger, ou les considérer comme secondaires ou « réformistes » et ne nous préoccuper que de renforcer nos organisations spécifiques, supposées révolutionnaires ? Voire même de les regarder comme des sortes de concurrents potentiels de nos groupes libertaires ?

Ne sommes-nous pas porteurs, au contraire, du souvenir du grand débat politique, commencé depuis plus de cent années et qui durera tant qu’existeront le capitalisme et le salariat : Comment transformer la société de classes actuelle ? au-delà de la nécessaire lutte quotidienne, le cheminement libérateur implique-t-il la conquête ou la destruction du pouvoir politique ? De la réponse à cette question dépend toute la stratégie révolutionnaire : action politique ou action sociale ? parti ou syndicat ? Etat ou fédération ?

Ne sommes-nous pas également les détenteurs de ce modèle anarchosyndicaliste de l’action sociale qui a permis, au cours de l’histoire du présent siècle, de constituer un mouvement populaire révolutionnaire ? N’est-il pas de notre responsabilité historique de faire connaître ses analyses et ses propositions le plus largement possible ? En particulier auprès des groupes de salariés et de chômeurs qui ne font plus confiance aux confédérations traditionnelles. Peut-être parce que, entre autres choses, comme l’écrivait récemment le secrétaire général de la FSU, les dirigeants des organisations représentatives ont à leur disposition trop de voitures de fonction…

Et comment obtenir quelque résultat sans s’engager résolument, en tant que militants, dans les luttes que mènent ces nouveaux groupes et syndicats ? Nous pensons aux diverses coordinations, aux organisations de lutte contre le chômage, aux syndicats autonomes, aux syndicats SUD ou CRC et, enfin, à la CNT ?

S’agissant de cette dernière organisation, qui se réfère du syndicalisme révolutionnaire et de l’anarchosyndicalisme, son développement quantitatif ne peut que réjouir tout libertaire, quelle que soit la tendance dont il se réclame : en cette fin de siècle, la lutte pour l’unité syndicale organique n’a plus aucun débouché pratique.

Evidemment, l’actuelle tentative de constituer une centrale anarchosyndicaliste et syndicaliste révolutionnaire peut échouer, comme durant les années cinquante. Pourtant, la perspective qu’elle réussisse, même de manière modérée, c’est-à-dire qu’en quelques années cette organisation rassemble quelques milliers de membres — donnant aux idées libertaires et anarchosyndicalistes, en France, plus de militants qu’elles en réunirent depuis la disparition de la CGT-SR en 1939 — justifie tous les efforts et toute l’énergie que nombre de camarades y consacrent maintenant. Ce recours ultime qui a tant manqué au mouvement révolutionnaire issu de 1968, cette structure syndicale ouverte et combative permettant d’organiser ceux que le patronat et les syndicats institutionnels tentaient de briser, nous pouvons commencer aujourd’hui à en creuser les fondations. Lors de la prochaine explosion sociale, sans doute aurons-nous toutes les raisons de nous féliciter de son existence.

Il n’est plus l’heure que les libertaires s’isolent des revendications et des luttes des salariés, des chômeurs, du mouvement social. Le syndicalisme révolutionnaire, éclairé et vivifié par les principes libertaires, en France, en Espagne, en Bulgarie, en Amérique latine et aux États-Unis, a déjà ébranlé le monde. Cet outil-là, nous devons le renforcer. Telle est la tâche de l’heure.

J. Toublet


[1Ajoutons que le camarade Boudoux devait être tué, en 1936, dans les rangs de la colonne Durruti.

[2Boudoux fait allusion à Léon Jouhoux et à la collaboration de la majorité de la CGT à l’Union sacrée en 1914.