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À votre santé

Le jeudi 11 mars 2004.

Depuis plusieurs mois, le gouvernement est parti en croisade contre l’alcool au volant et le tabac. Nos nouveaux samaritains ne lésinent pas sur les moyens : semaine de la sécurité routière, campagnes choc (spots à la télévision, affiches)… Rigolez pas, c’est avec votre pognon ! Chaque année, environ 8 000 personnes meurent sur les routes, l’alcool étant en cause dans 30 % des cas ; quant au tabac, son usage excessif provoque des dizaines de milliers de morts.

Le serment d’hypocrite

Officiellement, l’objectif est donc de santé publique. Alors qu’on annonce à grand fracas la disparition de l’état-providence, s’agirait-il, pour la classe politique, de jouer les fées bienveillantes aux côtés des citoyens ? Une fois dissipée la poudre aux yeux, la réalité est beaucoup moins glorieuse. Notons d’abord, en matière d’accoutumance au tabac, la responsabilité des pouvoirs publics dans les années passées en ciblant les nouveaux appelés (combien de milliers de jeunes sont-ils devenus dépendants du tabac pendant leur service militaire ?). Concernant les accidents de la route, rappelons que, depuis un demi-siècle, en matière de transports, les choix politiques qui ont été faits sont les plus meurtriers (la route au lieu du rail, la voiture individuelle aux dépens du transport en commun… pour le plus grand profit du lobby pétrolier). S’agissant enfin de l’alcool, l’hypocrisie des gouvernements successifs est flagrante en réglementant de manière très souple la publicité. Il serait, par ailleurs, instructif de réfléchir sur les causes de toutes ces conduites suicidaires, c’est-à-dire sur le mal-être généré par un demi-siècle de « société de consommation ».

Car les buts recherchés n’échappent pas à un minimum de lucidité : renflouer les caisses de l’état en multipliant les contraventions, les pénalités financières ; renforcer le contrôle social des individus et faire régner l’ordre… tout en revalorisant l’image d’un état à visage humain.

Si le souci prioritaire est réellement l’amélioration de la santé des Français, pourquoi nos héros nationaux ne dénoncent-ils pas ouvertement :
 les maladies infectieuses (nosocomiales) attrapées en milieu hospitalier, qui touchent désormais 10 % des malades entrant à l’hôpital : un million et demi de personnes sont infectées chaque année, et 20 000 y succombent. Mais on comprend mieux ce silence prudent quand on sait que l’une des causes essentielles est le manque de personnel et les conditions de travail de plus en plus difficiles.
 les risques d’intoxication aiguë ou d’effets différés dus à la multiplication des molécules de pesticides, dioxines et autres qui se retrouvent dans l’air, l’eau, les sols, l’alimentation, et dont les études toxicologiques sont évitées pour ne pas nuire aux intérêts des industriels (rappelons que les premiers pesticides utilisés en agriculture furent les descendants des gaz de combat chlorés de la Première Guerre mondiale).
 l’excès de sel responsable de l’hypertension : une réduction de 3 g par jour éviterait 34 000 morts d’origine cardio-vasculaire… mais causerait, selon Pierre Méneton, chercheur à l’Inserm, un manque à gagner d’environ 40 milliards pour l’industrie agroalimentaire, et notamment les fabricants de boissons !

La liste des méfaits pourrait être longue si l’on ajoutait : les morts à venir des déchets nucléaires, les conséquences des vaccinations et des antibiotiques, l’irradiation des aliments, les alicaments, nouvel eldorado de l’industrie alimentaire, et dont le marché mondial est estimé à 24 milliards d’euros à l’horizon 2010, l’obésité infantile dénoncée comme risque sanitaire majeur, le recours abusif aux psychotropes, les cancers en augmentation de 35 % en vingt ans (métaux lourds, ultraviolets, amiante, etc.), les effets meurtriers de la canicule (15 000 morts dont beaucoup sont dues à des fautes de gestion)… Cela commence à faire beaucoup pour un état bienveillant !

La mort des abeilles

Une nouvelle affaire vient récemment confirmer que la santé des citoyens est inféodée aux intérêts des grandes firmes : celle du Régent et du Gaucho, deux insecticides ultra-puissants qui, depuis plusieurs années, provoquent un désastre écologique et économique. Personne ne peut aujourd’hui mesurer les conséquences exactes de ces molécules neurotoxiques : des dizaines de milliards d’abeilles qui meurent des pollens et des nectars contaminés à doses infinitésimales, des milliers de tonnes de miel manquant au marché français, la ruine et même le suicide de nombreux apiculteurs, des sols contaminés pour plusieurs années, mais surtout la santé de l’homme menacée par effet cumulatif dans les graisses de l’organisme et certaines cibles (foie, cerveau, sang), et un avenir compromis de la production de fruits et de la biodiversité végétale parce que les abeilles interviennent dans la pollinisation de plus de 200 000 espèces de plantes à fleurs.

Des comportements délinquants

On retrouve sans surprise dans cette affaire les ingrédients déjà présents dans celles de l’amiante, de l’hormone de croissance, du sang contaminé ou de la vache folle : désinformation, mensonges, manipulations, représailles, valse des « responsables », rapports dissimulés, recherche subordonnée aux seuls critères de rentabilité, pratiques illégales et criminelles… Une affaire au cours de laquelle on apprend que le Régent ne justifie d’aucune « autorisation de mise sur le marché » : mieux, qu’il est classé « T + très toxique » depuis le 11 mars 2003 !

Et si le ministre de l’Agriculture décide de « suspendre les autorisations de commercialisation des spécialités à usage agricole à base de Fipronil », c’est parce que des années d’acharnement de la part des apiculteurs avaient préalablement conduit un juge à mettre en examen les sociétés BASF Agro et Bayer. Ledit ministre autorisant malgré tout les agriculteurs et les distributeurs à écouler leurs stocks (il faut dire que la molécule en question génère un chiffre d’affaires annuel de 460 millions de dollars !).

Prendre son avenir en main

Alors que la fragilité des situations morales et financières de beaucoup de personnes, ainsi que la détérioration des conditions de la santé laissent prévoir une explosion de la demande de soins dans les années à venir, la couverture sanitaire devient de plus en plus médiocre : pénurie de personnel, diminution du nombre de lits, capacités d’accueil restreintes, rationnement des soins… conséquences que va encore aggraver la soumission à des objectifs mercantiles dans le cadre de l’OMC et de l’AGCS. Seule une lutte unitaire entre les personnels et les usagers pourra permettre d’élaborer un outil de soins performant et destiné à tous. Et non le tintamarre médiatique orchestré avec cynisme et brutalité… au nom du bien des citoyens.

Jean-Pierre Tertrais