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La Chine, nouvelle frontière

Le jeudi 22 avril 2004.

Un type original de capitalisme, très lié à la machine d’État est né en Chine. La phase actuelle de développement exponentiel, qui monopolise les ressources, pose des problèmes d’envergure mondiale.



Il y a un milliard et quelques centaines de millions de gens qui n’attendent que de pouvoir consommer nos produits et de pouvoir travailler pour nous. Depuis quelques années, nous exportons notre savoir-faire, et nos entreprises y sont délocalisées. Nos patrons montent sur les plus hautes marches du podium. Mais, ces derniers jours, la potion magique tourne aigre. Le développement chinois nous prend par revers. Les patrons ne sont plus aussi diserts. Que s’est-il passé ?

Nos économistes ont simplement oublié ceci. Si les entreprises chinoises se développent aussi bien, c’est dû à une main-d’œuvre locale taillable et corvéable à merci. Mais cela veut aussi dire que ces usines ont besoin de matières premières et qu’il faut en chercher là où elles existent, c’est-à-dire dans les pays développés et chez les producteurs de pétrole. Mais, surtout, et c’est cela la nouveauté, ce prélèvement se fait au détriment de ces pays développés que ce soit les États-Unis ou l’Europe. Regardons les chiffres.

La Chine aurait une croissance de 9,1 % par an. Sa production industrielle aurait bondi de 17 %. Mais, attention, le pouvoir central chinois est le dernier à pouvoir fournir des informations exactes. Dernièrement, il en était à menacer des provinces périphériques de rétorsions financières si elles ne lui fournissaient pas les chiffres des besoins immobiliers. On sait par ailleurs que les impôts récoltés dans les provinces ont de la peine à arriver à Pékin. Les seuls chiffres qui peuvent être fiables sont ceux provenant des entreprises occidentales et de l’analyse de la situation des pays développés. Un exemple, il y aurait pénurie d’essence. En pleine campagne électorale, G. W. Bush autorise des États gourmands en carburant à ne plus le mélanger avec des additifs dits écologiques afin de baisser les prix.

Conséquence de son développement, la Chine est devenue la deuxième consommatrice de pétrole au monde. Dans un autre domaine, on commence à craindre une pénurie de tôles d’acier dans notre douce France. Les premiers concernés sont les fabricants d’automobiles et le bâtiment. La fédération patronale du Bâtiment a entrepris des démarches auprès de Bruxelles pour interdire l’exportation de ferraille en Asie. Les entreprises de construction en consomment de grosses quantités. La Chine absorberait 30 % de l’acier mondial. Le prix du caoutchouc aurait augmenté de 21 % l’an dernier. La Chine est en train de devenir un problème pour les pays développés.

Tout ce qui précède est probablement exact. Mais cela concerne un pays dont on ignore tout de ce qui se passe hors de la zone en développement accéléré. C’est un pays qui résiste à l’analyse qu’elle soit historique ou économique. Sans grand risque de se tromper, on peut avancer que les trois quarts de la population vivent dans les régions rurales et que de ces gens on ne sait presque rien, à la fois parce que la circulation des Occidentaux dans ces régions est rendue difficile par le régime et, d’autre part, peu de personnes parlent un dialecte chinois permettant le contact.

La méconnaissance historique est aussi grande. Nous ne savons pas grand-chose dès que l’on sort des milieux spécialisés. La période maoïste est terminée. On passerait du communisme à une économie libérale. Voici le discours officiel. Mais rappelons-nous Simon Leys qui écrivait dans les Habits neufs du président Mao que le parti communiste au pouvoir dans sa version maoïste n’était que la continuation de l’empire céleste traditionnel avec juste un autre langage. Le parti remplace la caste des mandarins, bureaucratie bimillénaire dont la fonction essentielle en assurant la circulation de l’eau était de préserver l’ordre social. La riziculture demandait de l’eau à date fixe ou alors la famine menaçait.

Aujourd’hui, une autre menace hante les bureaucrates pékinois. Le croissant industriel se développe à une vitesse vertigineuse, et une population d’origine rurale attirée par les lumières de la ville vient s’y brûler les ailes. On ne sait pas combien ils sont. On sait qu’ils sont sans arrêt en train d’aller et de venir entre les différents centres industriels à la recherche d’un peu de travail. Selon les chiffres « officiels », 94 millions de paysans sont partis travailler en 2002 en dehors de leurs cantons natals. Personne ne contrôle ces flux.

Que va-t-il se passer quand le grand écart auquel se livre ce pays, entre une région côtière au développement ultra rapide et une population paysanne miséreuse, ne va plus être possible, avec au milieu une centaine de millions de migrants intérieurs incontrôlables. Le premier devoir de la bureaucratie est de sauver sa peau. Pour cela, il faudra qu’elle impose la paix intérieure en faisant cesser ce grand écart, et ce ne pourra être qu’au détriment des « diables blancs ». Nos dirigeants économiques comme politiques feraient bien de se méfier. L’Eldorado est en train de nous revenir en boomerang. Nous savons tous qui en fera les frais.

Quand Mao arrive au pouvoir, il lui faut trouver un qualificatif pour désigner le régime qu’il va remplacer. Il forge celui de « capitalisme bureaucratique monopoleur d’État féodal de comprador ». C’était pour lui une façon de se débarrasser du passé en le rendant adéquat à un processus pseudo marxiste qui place le communisme après le capitalisme, et ce dernier après la féodalité. Mais qu’en est-il réellement ?

L’apparition de l’homme en Chine, selon les derniers travaux, date de deux millions d’années.

De — 500 à — 200, l’époque des Royaumes combattants précède l’unification de la Chine sous la direction de la dynastie Han. Cette époque voit l’apparition de trois philosophies qui vont influencer définitivement et profondément les Chinois : le confucianisme, l’École de la loi et le taoïsme. Le premier est un rationalisme traditionnel basé sur la morale qui va devenir la religion chinoise actuelle, sans dieu ni transcendance, mais soumise à l’interprétation des « lettrés ». La seconde, rationaliste aussi, est en plus étatiste et développe l’idée que la nature humaine est mauvaise par nature. Seul un système de punition et de récompense peut fonctionner. Le taoïsme enfin est antiféodal par essence, mystique et anarchiste. Il prône la non-intervention de l’État dans les affaires de l’homme et privilégie la petite communauté autonome.

En quinze années, de -221 à -206 av. J.-C., les bases de la Chine sont définitivement posées. Le féodalisme est aboli et remplacé par une monarchie bureaucratique fortement centralisée et hiérarchisée. L’organisation gouvernementale, l’administration préfectorale, le système judiciaire sont mis en place. C’est la victoire des tenants de l’École de la loi. Quatre cents ans après, les lettrés confucianistes prendront le pouvoir. La confucianisation de l’État est rendue nécessaire du fait des excès de brutalité du régime légaliste. La bureaucratie s’appropriera le droit dévolu au peuple, selon la tradition, de retirer le mandat céleste au souverain pour interpréter, manipuler les signes du mécontentement populaire. La notion d’obéissance filiale des jeunes envers les vieux, des inférieurs envers les supérieurs deviendra le ciment indissoluble de la société chinoise. Cette bureaucratie était formée de fonctionnaires-lettrés. Chaque jeune homme instruit pouvait se présenter à l’examen d’accès à cette fonction. Ce qui était demandé était la capacité de commenter les écrits des anciens, donc des commentaires de commentaires. Il n’y avait parmi ces gens pas de spécialistes ni de techniciens. Si l’on a pu déplorer son absence d’esprit d’initiative force fut de reconnaître son énorme force d’inertie et sa capacité de stabilité. S’il fallut la confrontation avec l’Occident capitaliste pour qu’elle commence à se désagréger, il ne faut pas oublier que seule cette immense bureaucratie était capable de maintenir en fonctionnement le système d’irrigation dont dépendait la fertilité des champs et donc la nourriture de l’Empire.

Une question se pose pourtant. Comment se fait-il qu’avec un tel niveau de civilisation le capitalisme n’ait pas pu se développer en Chine. Scientifiquement autant que technologiquement, l’Empire céleste était fortement en avance sur l’Occident au moins jusqu’à la Renaissance. Plusieurs raisons à cela :

 Les habitants sont en grande majorité des paysans, il existe à côté une petite classe moyenne d’artisans et de marchands.

 La main-d’œuvre ne coûte rien, donc pas de nécessité de création de machines.

 L’acquisition de terres ne pouvait se faire que par le service de l’État qui n’était ouvert qu’à ceux qui possédaient des terres.

 La ville chinoise ne fut jamais le siège de la bourgeoisie mais celui du gouvernement et des fonctionnaires hostiles aux marchands.

 Les fonctionnaires œuvrèrent de façon à ce que la bourgeoisie soit dans l’incapacité de se forger une conscience en tant que corps social séparé avec des intérêts propres.

Tous ces points rajoutés à l’absence de liberté individuelle font que la forme occidentale du capitalisme n’a jamais vu le jour en Chine. Si nous prenons en compte la place de l’État dans l’économie chinoise, nous réalisons qu’il existe depuis des siècles un capitalisme d’État chinois. Cette contradiction sous-jacente et bimillénaire entre un dynamisme propre à un mode de production et le maintien d’une bureaucratie à été mis en lumière par l’un des plus grands historiens de la Chine en Occident 1, Étienne Balazs (1905-1963). Il avait participé au groupe des communistes de conseil réuni dans les années 50 et 60 autour de Maximilien Rubel. D’origine hongroise, il avait quitté l’Allemagne dès l’accession de Hitler au pouvoir et s’était réfugié en France. Sous le pseudo de Tomori, il avait publié un texte chez Spartacus Qui succédera au capitalisme ? Avec un tel passé, on comprendra pourquoi les maoïstes et autres thuriféraires du régime chinois ne pouvaient prendre en compte de telles données.

La Chine d’hier est celle d’aujourd’hui, que nous le voulions ou pas.

Pierre Sommer.


1. La Bureaucratie céleste, Gallimard, Paris, 1968, 350 p.