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(re)Construire le projet social

Le jeudi 15 mai 1997.

Tandis que la bourgeoisie mondaine s’éclate à Cannes avant de rallier Rolland-Garros avec son cortège de badauds affriolés qui, en deux ans de travail, au moins, ne pourront pas se payer l’équivalent d’une semaine d’hôtel au Carlton, la campagne électorale remplit toutes ses promesses : celles du vide abyssal, qui nous cache malheureusement les futures politiques d’austérité. L’extension mondiale du capitale réclame toujours plus de victimes. Y croirait-on toujours que les hommes (et femmes) politiques, et encore le voudraient-ils bien, sont quasi impuissants face au pouvoir économique. En 1992, le fameux Georges Soros, le spéculateur qui se prétend humaniste et soucieux d’un capitalisme moins sauvage, a joué au poker avec John Major, le premier ministre britannique d’alors. Et il a gagné. En spéculant, il a fait sortir la livre sterling du serpent monétaire européen, et il a gagné un milliard de dollars en une semaine. Il y a quelques mois, en février 1996, le même Soros est venu prêter main forte à un certain Sakakibara, surnommé « Monsieur Yen ». Au cours d’une rencontre au Japan Press Club à Tokyo, Sakakibara s’est arrangé pour que Soros déclare que le yen était trop haut. Aussitôt, la monnaie japonaise a chuté de 5 %. Un peu de baratin à la baisse de la part de grands manitous, et hop, les cambistes marchent dans la combine ! Chaque jour, l’équivalent du produit national brut français s’échange sur les marchés financiers mondiaux. Bien sûr, cette écume financière et spéculative ne doit pas masquer la formidable croissance de la production assurée par une classe ouvrière toujours plus nombreuse dans le monde (du simple manœuvre au technicien-informaticien en passant par le camionneur, le cheminot ou l’instituteur).

Il est clair que la gauche, même acoquinée à des écologistes qui ont le culot de signer un pacte de non-agression avec les socialos alors qu’ils nous disent qu’il faut faire un bilan critique du mitterrandisme, n’a aucune réponse d’envergure à apporter. Il est non moins clair que toutes les solutions de repli nationalitaire, qui fricoteraient aussi bien avec l’extrême droite des nationaux-libéraux fascistes du FN ou avec les nationaux-gauchos du PC ou chevénementistes, ne déboucheront sur rien de positif, au contraire puisqu’elles accréditeraient en France comme ailleurs que l’Etat-nation, fruit et non noyau de l’impérialisme, serait un pis-aller alors que c’est la base socio-idéologique dont la bourgeoisie a besoin pour assurer son exploitation économique.

Le mouvement anarchiste est à un tournant historique. Il sort de près d’un siècle de marginalisation progressive, puis accélérée après 1936 et la deuxième guerre mondiale. La décomposition du système dit soviétique lui ouvre indéniablement de nouvelles portes mais la nature politique, qui comme ailleurs a horreur du vide, ne lui laisse pas la place ipso facto. Pour le moment, c’est le fascisme, néo ou post, le fondamentalisme, le cléricalisme (islamisme, catholicisme…), voire le nationalisme-révolutionnaire (certains pays de l’est ou d’Amérique latine), qui ont le vent en poupe. Le mouvement anarchiste ne pourra donc pas faire l’économie de deux réflexions :

Poser le bilan des trois compromis historiques successifs qu’il a passé avec d’autres composantes du mouvement social :

  • La Charte d’Amiens de 1906, honnête compromis sur la neutralité du syndicat vis-à-vis du politique et du philosophique, n’a-t-elle pas, en définitive, favorisé les socio-démocrates puis les bolchéviques ?
  • Le relâchement organisationnel ou, au contraire, la réponse autoritaire vis-à-vis du succès bolchévique de 1917 n’ont-ils pas obéré la nécessité d’une organisation anarchiste forte, cohérente, structurée ?
  • Le grand front républicain anti-fasciste, qui a permis aux anarcho-syndicalistes d’accomplir en Espagne la plus grande avancée sociale connue de l’humanité, mais qui les a aussi conduit dans les fauteuils ministériels alors que partout ailleurs le prolétariat avait été maté, n’est-il pas le piège qui demande aux anarchistes une grande vigilance et une redoutable dialectique pour éviter d’être phagocyté sans pour autant renoncer à combattre la bête immonde ?
  • Depuis le milieu du XIXe siècle et le début du XXe siècle, les formes de l’Etat ont beaucoup changé. Contrairement à l’époque de Bakounine, Kropotkine, voire même de Malatesta, l’État s’est considérablement infiltré dans tous les secteurs de la vie économique, sociale et culturelle. Il n’est plus seulement le bâton-gendarme d’une bourgeoisie qui ferait pendant ce temps ses petites affaires. Plusieurs décennies de réformisme, et sans que ce mot soit nécessairement péjoratif car les exploités préfèrent légitimement un petit mieux, même à court terme, que rien du tout, ont canalisé les revendications et les demi-solutions vers la puissance publique, avec toutes les contradictions que cela comporte : dans la santé, les retraites, le transport, l’urbanisme, l’économie.

Plus récemment encore, l’État a perdu de sa superbe jacobine pour descendre au plus près de la population, des communes et des cantons. Mener une vie sociale et politique sans lui devient extrêmement difficile, sinon impossible. Et les expériences « alternatives » qui ont tenté d’y échapper se sont retrouvées là où précisément le pouvoir voulait qu’elles soient : dans la marge, sans réelle portée sociale, sans influence, voire avec une image de repoussoir ou, l’un n’empêche pas l’autre, en accueillant tous les désaxés fabriqués par la société capitaliste inhumaine.

Ce triple phénomène, restructuration de l’État, intégration structurelle du réformisme, dissolution des alternatives marxistes-léninistes ou écolo-babas, pose un véritable défi au mouvement anarchiste, d’autant que dans chaque lieu et chaque pays la situation peut varier. Ce qui se passe en Espagne n’est pas la même chose qu’en France, ne serait-ce que par l’histoire de chaque mouvement ouvrier.

Malgré tout, le mouvement anarchiste dispose de plusieurs atouts. En France, il s’est renforcé depuis une quinzaine d’années. Dans chaque pays, il se reconstruit ou se forme. Son principe internationaliste ou a-nationaliste est intact. Là où un travail de terrain a été mené avec constance, abnégation, sans démagogie ni sectarisme, les fruits commencent à germer. Les anarchistes recueillent une certaine considération, voire une légitimité… Il reste à comparer nos expériences dans chaque lieu, sans dogmatisme. Toutefois, quelques principes semblent se dégager :

  • la participation à des collectifs ou des inter-organisations est essentielle, mais elle ne doit pas être une fin en soi ; la difficulté est de maîtriser le cheminement, voire l’arrêt éventuel ; autant que les objectifs, la pratique (transparence, respect des mandats, honnêteté…) est fondamentale, elle doit être exemplaire ;
  • le « label politique » fort ne doit pas nous faire peur ; si certains peuvent s’en méfier, d’autres l’exigent et sont en attente d’un projet politique global solide, et d’une organisation qui va avec ; l’expérience de mouvements comme « Ras l’Front » ou, auparavant, comme les SCALP, confirme qu’un profil bas peut attirer du monde mais que ce n’est pas un gage de succès, y compris sur les objectifs propres ;
  • la polémique organisation spécifique-organisation de masse est un faux débat ; l’existence d’un mouvement ouvrier plus ou moins organisé de lui-même, mais aussi l’existence d’une organisation qui se réclame explicitement de l’anarchisme sont deux faits, deux besoins, constamment avérés. Nous sommes nombreux qui, au regard des expériences historiques (Espagne, Argentine, Russie…), aspirons à un syndicat de masse qui se définisse autour de l’anarcho-syndicalisme. Pour autant, l’heure de sa véritable construction est-elle déjà venue ? En fait, ce n’est pas nous, ni fédérés, ni anarcho-syndicalistes, fédérés ou non, ni syndicalistes-révolutionnaires, qui allons en décider : c’est au prolétariat lui-même de faire cheminer sa conscience, de faire ses expériences, de tirer des bilans. Il ne faut pas se leurrer que, compte tenu de l’héritage historique et de la conjoncture, cela prendra du temps et des formes (syndicats alternatifs, autonomes, coordinations, etc.) qui ne nous séduiront pas forcément. S’il faut donner des coups de pouce, accélérer les choses, nous le ferons mais cela ne dépendra pas que de nous, il faudra faire avec ceux qui, par précipitation, sectarisme ou dogmatisme, même habillés derrière un discours opportuniste ou « efficacitaire », prétendraient entraîner les anarchistes fédérés dans un choix qui n’est pas le nôtre pour aller plus vite que l’histoire, prennent beaucoup de risques, y compris par rapport à leurs objectifs.
  • Le projet social est à reposer. Dans le monde paysan, beaucoup de choses ont changé : quelle est notre position par rapport à la propriété du sol ? Dans le monde étatique, les armées se professionnalisent : quel peut être notre antimilitarisme ? Dans le monde religieux, les églises se refont une santé par la solidarité concrète : quelle est notre réponse ? Dans le monde du travail, les grandes concentrations ouvrières s’amenuisent, les PME où la syndicalisation est difficile se multiplient, les chômeurs et les précaires ne trouvent pas leur place dans les grandes confédérations syndicales : comment organiser la fédération de ces situations ?

Voilà quelques-unes des grandes questions auxquelles nous devons renforcer nos réponses. Ne prenons pas le parti du repli sectaire, ni de la démagogie aventuriste. Notre propre structuration est à repenser : nous savons l’importance de l’affinitaire pour que l’organisation soit autre chose qu’une machine à adhérents ou une cohorte de moines-soldats. Mais le poids du géographique, du spatial, de la commune, du pays ou du quartier montre que la réponse anarchiste à la décomposition sociale et à l’atomisation inhumaine voulue par le capitalisme doit se situer là. Un compromis entre l’affinitaire et le géographique est à trouver. Vite. Le redéveloppement de l’international est l’un des moyens de briser nos micro-frontières organiques. De la même façon que nous pousserons à repenser le projet social en tissant des réseaux auprès des associations ou des syndicats, nous agrandirons notre vision en élaborant des échanges concrets avec les anarchistes au-delà de l’hexagone.

Philippe Pelletier
groupe Nestor Makhno (région stéphanoise)