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Ben Laden a-t-il gagné les élections espagnoles ?

Le jeudi 25 mars 2004.

Les attentats de Madrid, qui ont fait 200 morts et 1 500 blessés, ont tout de suite été un enjeu politique. Les autorités espagnoles ont immédiatement donné la consigne que ces attentats devaient être attribués à l’ETA, l’organisation indépendantiste basque, en dépit d’éléments qui pouvaient, au moins, susciter un doute : une camionnette trouvée près de Madrid avec des détonateurs et un enregistrement en arabe de versets du Coran, une revendication des attentats par al-Qaeda, et une dénonciation des attentats par un porte-parole de Batasuna, le parti basque le plus proche d’ETA.

L’Espagne avait pourtant été désignée à plusieurs reprises comme cible pour les fondamentalistes islamiques : en mai 2003, un attentat dans un restaurant espagnol à Casablanca fit 45 morts. En novembre 2003, sept agents des services secrets espagnols sont tués en Irak.

Un attentat de l’ETA aurait bien fait les affaires du gouvernement à la veille des élections législatives en Espagne, et aurait confirmé la nécessité de serrer les rangs autour du gouvernement dans son effort contre le terrorisme basque. Un attentat islamiste au contraire aurait sanctionné la politique de soutien du gouvernement espagnol à la politique de l’administration Bush et à l’occupation de l’Irak, alors même qu’une écrasante majorité de la population s’était opposée à cette politique.

Les autorités espagnoles ont fait preuve d’une certaine naïveté en s’imaginant pouvoir cacher jusqu’après les élections l’identité des responsables de ces attentats. C’était également prendre les gens de la nébuleuse d’al-Qaeda pour des imbéciles, qui n’ont certainement pas choisi la date des attentats au hasard, et qui n’auraient pas manqué de faire savoir d’une façon ou d’une autre qui avait répandu la terreur à Madrid ce jour-là.

Ces attentats montrent au moins deux choses : si les électeurs espagnols sanctionnent le gouvernement actuel pour ses manipulations, les islamistes se seront montrés capables d’avoir une influence décisive sur les orientations de la politique des États occidentaux.

Le terrorisme, une réponse ?

Après la première guerre du Golfe, et surtout après le premier attentat contre le World Trade Center en 1993, les analystes militaires se sont surtout concentrés sur la question du terrorisme sans poser la question : à quoi le terrorisme est-il une réponse ? Il est évident que les stratèges américains ne peuvent pas se poser cette question, parce que la réponse est dans la domination de la puissance militaire américaine elle-même.

Personne n’aurait songé à qualifier les forces nord-vietnamiennes de « terroristes » dans la guerre qui les opposa aux Américains.

Le conflit opposant les Soviétiques aux Afghans était également qualifié de « guerre » par tout le monde.

Dans les deux cas, chacune des parties disposait d’atouts différents mais qui se sont équilibrés pendant longtemps : les uns l’avantage technologique, les autres l’avantage du terrain. Dans les deux cas, également, chacun des deux adversaires était parfaitement identifiable. Enfin, Vietnamiens et Afghans disposaient d’armements capables d’infliger des dommages importants à leurs adversaires, ainsi que d’un territoire suffisamment grand pour qu’ils disposent d’une « profondeur stratégique ».

Dans le conflit qui oppose encore aujourd’hui les Israéliens et les Palestiniens, il n’est plus question de « guerre », alors que sur le fond il s’agit de la même chose : l’occupation, par une armée, d’un territoire sur lequel elle n’a aucune légitimité internationale reconnue. Certes, Yasser Arafat est loin d’avoir la dimension du général Giap, mais les territoires concernés par le conflit sont minuscules et totalement encerclés par l’occupant. Aucun missile Sting — ceux qui ont causé des dégâts considérables à l’aviation soviétique — n’est jamais venu frapper un de ces hélicoptères israéliens dont les coups frappent la population palestinienne.

Les Palestiniens sont des « terroristes » parce qu’ils n’ont pas les moyens de mener une guerre conventionnelle. La terreur est la méthode de combat de ceux qui n’ont pas les moyens de mener une guerre conventionnelle. C’est ce que les stratèges américains appellent la « guerre asymétrique », terme parfaitement explicite : c’est la seule façon d’infliger des dommages à l’autre camp.

Une directive présidentielle américaine de 1988 établit que « la supériorité militaire sans rivale des États-Unis signifie que des ennemis potentiels (qu’il s’agisse de nations ou de groupes politiques) qui choisissent de nous attaquer seront plus susceptibles d’avoir recours à la terreur au lieu d’une attaque militaire conventionnelle. »

Dans la guerre qui oppose le monde dit « libre » — terme emprunté à la guerre froide, que George Bush emploie encore aujourd’hui, significativement — et « le » terrorisme, le premier camp est parfaitement identifiable : les Américains et ceux qui soutiennent leur politique. L’autre camp est une nébuleuse incernable, qui n’a pas de territoire, pas de troupes clairement identifiables, et dont la « profondeur stratégique » est la planète entière.

La seule réplique de l’administration Bush à ce constat a été un accroissement considérable du militarisme, voire à une militarisation accrue de la société américaine. Or l’attitude toujours plus agressive de l’administration américaine envers tous ceux qui s’opposent à sa politique est le moyen le plus efficace d’exacerber la menace d’attentats terroristes.

Le tout-militaire

La crispation sur les solutions « tout-militaire » ont conduit les groupes terroristes à modifier leurs modalités d’action depuis le 11 septembre. Les attentats contre le navire de guerre US Cole ou contre les ambassades américaines en Tanzanie et au Kenya furent des attentats ciblés. L’attentat du 11 septembre aussi fut ciblé car il n’y avait pas de symbole plus visible de la puissance économique américaine que les tours jumelles du World Trade Center, et de la puissance militaire que le Pentagone.

La guerre en Afghanistan introduisit une nouvelle donne : les islamistes se tournèrent vers des cibles plus diversifiées. Le premier de ce nouveau type d’attentat eut lieu à Bali en novembre 2002 contre un night-club, dans lequel se trouvaient beaucoup d’Australiens, qui avaient eux aussi soutenu la politique de Bush. Il y eut presque 200 morts.

Si les attentats de Madrid avaient une signification politique par le fait qu’ils se situaient quelques jours avant les élections en Espagne, les cibles elles-mêmes n’avaient pas de signification politique particulière, à moins que leurs auteurs aient voulu faire un massacre chez ceux-là mêmes qui s’étaient opposés à la participation de leur gouvernement à la guerre, c’est-à-dire les travailleurs ordinaires qui se rendaient le matin au travail.

Avec l’escalade : plus d’actions militaires — plus d’attentats terroristes, les cibles ayant une signification stratégique ou politique sont soumises à une protection accrue : il devient donc de plus en plus difficile de les atteindre. Les terroristes sont donc amenés à se tourner vers des cibles indifférenciées. Après les trains de banlieue de Madrid, ceux de Rome ou le métro de Londres ?

On peut constater cette progression dans l’évolution des attentats en Irak.

À l’origine, il y avait surtout des attentats contre les cibles américaines. Les militaires répliquèrent en augmentant leur vigilance et en se barricadant derrière du barbelé et du béton. Ce fut donc l’état-major humanitaire de l’ONU qui fut attaqué, ainsi que l’ayatollah Baqir al-Hakim, qui fut assassiné à la mosquée Imam-Ali de Najaf. Il s’agissait de cibles non militaires, mais qui conservaient une signification symbolique.

Le niveau des attentats « baissa » de nouveau avec les attaques contre la police irakienne, accusée de collaborer avec l’occupant, puis contre les files de chômeurs tentant de se faire embaucher dans la police. Même les femmes des services de nettoyage travaillant pour les Européens se firent mitrailler.

Les attentats contre des cibles prises au hasard se multiplient. Le jour le plus saint de l’année pour les chiites, Ashura, une douzaine d’attentats suicides contre des processions à Bagdad et à Kerbala (et des tentatives d’attentats à Bassora et Najaf) tuèrent plus de 200 personnes.

Les groupes d’al-Qaeda étant des musulmans sunnites, ont peut se demander si, à la guerre que les fondamentalistes mènent contre l’Occident, ne se surimpose pas une guerre contre les chiites.

L’approche des gouvernements occidentaux sur le problème du terrorisme islamique se fonde sur deux erreurs :

1. Les islamistes ne sont pas des gens d’un autre âge qui veulent revenir à un passé mythique : l’islamisme est une construction parfaitement moderne. C’est une idéologie authentiquement contemporaine, qui n’a eu aucun précédent dans l’histoire de la culture musulmane. Il ne peut être saisi qu’en l’interprétant comme tel, avec des critères politiques contemporains.

2. C’est pourquoi il est erroné de limiter l’analyse de ce phénomène à des critères religieux. Or c’est ce que les autorités américaines, et nombre d’analystes internationaux font.

L’impact de l’intégrisme se constate par la modification de l’optique avec laquelle les faits sont considérés. Il faut cependant dire que cette optique n’affecte pas seulement les intégristes musulmans, elle affecte aussi, parce que ça les arrange, les Occidentaux. Du côté intégrisme islamique, on en appelle au « jihad » contre les Occidentaux qui sont engagés dans une nouvelle croisade contre l’islam avec l’appui des juifs. Du côté occidental, le fondamentalisme évangéliste Bush fait faire la prière à son cabinet de la Maison Blanche avant de décider la guerre et limite ses analyses politiques à la confrontation entre le « bien » et le « mal ». Pour Bush, l’Irak est « Babylone ». Ronald Reagan, en son temps, mobilisait le monde « libre » contre « l’empire du mal » soviétique. Les sondages montrent que 40 millions d’Américains croient à la vision apocalyptique des évangélistes selon lesquels nous nous dirigeons vers les derniers jours de la bataille finale entre le bien et le mal.

La révolution iranienne était une révolution religieuse. Les Israéliens prétendent que la Bible constitue leur acte de propriété sur la Palestine. Les droits des Palestiniens ne sont pas des droits nationaux mais des droits islamiques. La guerre du Liban était une guerre entre musulmans et chrétiens. La guerre en Afghanistan a été menée au nom de l’islam. Au Sud du Liban occupé par Israël, il s’agissait d’une résistance islamique. Pendant sa campagne électorale, Bush déclare que Jésus Christ est son « philosophe politique préféré ». Depuis quelques mois, Bush fait de plus en plus usage du langage et de l’imagerie religieux, particulièrement quand il s’agit du rôle des États-Unis dans le monde, au point qu’un hebdomadaire chrétien, le Christian Century écrivit : « Le peuple américain a le droit de savoir en quoi la foi du président influe sur sa politique publique, pour ne pas parler de ses desseins concernant l’Irak. »

La politique internationale menée par Bush fils depuis les attentats du 11 septembre se fonde sur une rhétorique religieuse et partage avec Ben Laden exactement les mêmes références culturelles : les « forces du mal », etc. Il s’agit véritablement d’une victoire de la logique confessionnelle, puisque les conflits politiques et sociaux sont réduits à une dimension religieuse. De ce fait, l’optique confessionnelle se trouve-t-elle légitimée, de même que se trouve confirmée, aux yeux de l’opinion publique internationale, l’idée que le monde arabe est par nature voué aux conflits religieux.

Cette approche religieuse conduit à une impasse. Les attentats peuvent continuer indéfiniment. On en vient même à oublier pourquoi ils ont lieu, puisque ceux qui les font sont des fous furieux qui ne sont animés par aucune rationalité. En conséquence, les politiques occidentales se limitent à envisager toujours plus de moyens militaires et policiers pour lutter contre le terrorisme. Personne ne parle de solution politique au terrorisme.

Il n’y a pas de solution miracle au problème du terrorisme. De nombreux facteurs peuvent être désignés comme responsables : la volonté souvent arrogante d’hégémonie culturelle de l’Occident, les rapports économiques inégaux, mais aussi l’absence de démocratie dans les pays arabes, etc. Il est évident que tant que les groupes fondamentalistes procureront à la population les services sociaux, l’assistance médicale, le soutien que les gouvernements ne sont pas capables d’assurer, ils seront les seuls substituts crédibles à la société civile.

La lutte contre le terrorisme ne passe pas par la mise en place de mesures défensives toujours croissantes mais par la contre-offensive, en réglant une série de problèmes qui fournissent un aliment au terrorisme. Le conflit israélo-palestinien et l’occupation américaine de l’Irak sont parmi les causes les plus immédiates qui produisent le terrorisme. Dans ces deux cas, c’est le gouvernement américain qui est le maître du jeu. Or Israël est, pour la politique internationale américaine, le « porte-avions stationnaire [1] » qui fait la police au Proche-Orient ; l’Irak est le nouveau terrain de jeu des amis capitalistes de Bush qui sont littéralement en train de piller le pays. Autant dire que les populations des pays occidentaux risquent de rester encore longtemps les otages de la politique internationale de l’administration américaine.

Raoul Boullard


[1David Niles, l’associé du président Truman, disait qu’Israël était « une sorte de porte-avions stationnaire pour la protection des intérêts américains en Méditerranée et au Moyen Orient ». L’expression d’un secrétaire à la Défense, Melvin Laird, est peut-être plus triviale, mais tout aussi imagée : Israël joue le rôle de « flic en patrouille ».