La situation en Amérique du Sud a énormément évolué ; on ne peut plus parler de l’Amérique latine comme on en parlait dans les années 80. À l’heure actuelle il n’y a plus de dictature, il y a des gouvernements démocratiques élus par des citoyens et une situation économique florissante (investissements directs en Amérique latine en 1996 : 31 milliards de dollars ; exportations : 250 milliards de dollars ; importations : 245 milliards de dollars…). On constate une régression de la pauvreté : entre 1990 et 1995 la pauvreté passe de 41 % à 39 % (dans les années 80, la pauvreté était passée de 35 % à 41 %). Évidemment, c’est une régression par rapport à une augmentation !
Ce qui donne l’image la plus réelle de l’Amérique latine, c’est que de 120 millions en 1980, le nombre de pauvres est passé à 160 millions en 1995 ! Donc, en réalité, il y a globalement une augmentation prodigieuse de la pauvreté, alors même que l’on est, en ce moment, dans une période dite de « modernisation ».
L’Amérique latine souffre en ce moment d’un phénomène médiatique, car, comparés aux tragédies qui se déroulent dans des pays comme l’ex-Yougoslavie, le Rwanda, etc., les problèmes latino-américains paraissent finalement mineurs, bien qu’au Brésil, depuis 15 ans, 1800 syndicalistes et paysans aient été assassinés, mais cela n’intéresse pas la presse…
La presse économique européenne s’intéresse à l’Amérique latine, car depuis l’ouverture néo-libérale, il y a un phénomène que l’on connaît bien, qui est la privatisation, et l’Amérique latine est en train d’être dépecée par les entreprises françaises, espagnoles et américaines !
En ce qui concerne la démocratie en Amérique latine, on a vu se succéder des gouvernements les plus divers, de la droite dure à la social-démocratie et on pourrait considérer que les choses se passent « normalement », mais il faut voir qui gouverne réellement au-delà de cet habillage qu’est la démocratie… Le pouvoir économique est aux mains de jeunes yuppies, bardés de diplômes, qui sont des monétaristes issus des universités américaines et qui sont tous des disciples plus ou moins proches de Milton Friedman, le gourou américain de l’ultralibéralisme…
En route vers la « démocrature » ?
À propos de « dictature » et de « démocratie » : quand on rencontre des militants d’Amérique centrale, qui pendant quasiment dix-quinze ans se sont battus contre des dictatures et qui au terme de leur lutte n’ont pas pris le pouvoir et n’ont pas instauré les régimes socialistes dont ils rêvaient au départ (au début des années 80), mais qui ont permis l’arrivée en Amérique centrale de la démocratie, tous s’accordent à dire que « c’est un progrès fantastique, parce qu’on a ôté le pouvoir à l’armée, parce qu’on a rétabli dans ce pays un état de droit, et dans notre histoire c’est un progrès ». En revanche, évidemment, ce qu’on peut dire c’est « qu’est-ce qu’on a en face ? » Dans le marché : tout, hors du marché : rien ! Et au nom du marché, au nom d’une théorie économique qui est en train de devenir totalitaire (puisqu’elle n’a plus d’adversaire), on a la mise en place de ce que, moi, j’appellerais des « démocratures ». C’est-à-dire que ces politiques économiques sont en train, sur le plan macro-économique, de satisfaire les marchés financiers, et en même temps elles approfondissent partout les inégalités sociales.
Une pauvreté qui s’amplifie
Au Pérou, 750 000 travailleurs perdent leur emploi (500 000 dans le public, 200 000 dans le privé) ; au Brésil, 9e puissance mondiale, 32 millions de personnes vivent en dessous du seuil de pauvreté, sur une population de 150 millions d’habitants… Dans tous les pays, on a un déficit social terrible… jusqu’à présent les analyses avaient fait ressortir que l’on avait deux classes : les riches et les pauvres. Le grand changement de ces dernières années, c’est l’apparition d’une classe de miséreux, d’indigents : la classe des « sans », sans-terre, sans-maison, sans-nourriture, sans-école… et ça c’est une fabrique de désespérés dont la seule économie, c’est l’économie informelle ! Le seul secteur économique qui se développe vraiment en Amérique latine, c’est cette économie informelle, c’est-à-dire la débrouille… Un certain nombre d’économistes se disent qu’après tout, c’est bien. Mais ça veut dire quoi ? Pas de protection sociale, pas d’accès à la santé, pas de retraite… On ne peut pas s’arrêter au fait qu’ils se démerdent et qu’ils survivent ! Évidemment, cela entraîne aussi l’émergence de l’insécurité et de la délinquance (ce qui ne veut pas dire que parce qu’on est pauvre on devient un bandit !). La drogue, produite par les petits paysans qui n’ont pas d’autre alternative, car les cours des cultures classiques sont en permanence en dents de scie, le « travail » des gosses, qu’on appelle les avions car ils font la liaison entre les dealers et les trafiquants… De cette insécurité, on arrive au syndrome classique de la peur et on glisse dans un phénomène de « nettoyage social » : par exemple on recensait à Rio (Brésil), en 1990, 492 enfants assassinés, 23 homicides par jour, etc., et on voit l’armée, petit à petit se « reconvertir » pour lutter contre le nouvel ennemi, qui est le pauvre !
Les pouvoirs civils, inquiets de la violence mais incapables de prendre des mesures structurelles, se tournent vers l’armée en disant : « il faut contrôler ce chaos généralisé » et donc redonnent un rôle à l’armée, la rééquipent et lui offrent un place politique de ce fait. Demain, pourquoi pas, dans le désarroi total, on pourrait voir des citoyens, désemparés, faire appel une nouvelle fois à l’armée…
Résumé des propos de Maurice Lemoine réalisé par Sylvie
groupe Pierre Besnard (Paris)