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Fiction démocratique et fiction sportive

ou comment entretenir un modèle irréél
Le samedi 25 juillet 1998.

Il est important, surtout au moment où se déroule un spectacle sportif mondial, de réfléchir à la place qu’occupe le sport dans nos sociétés. Au-delà d’une critique de l’organisation du sport, il peut être utile de renverser le questionnement pour se demander pourquoi ça marche tant.

Une hypothèse intéressante me paraît être celle émise par le sociologue Norbert Elias. Il n’y a pas de hasard au fait que le sport, tel qu’il est aujourd’hui organisé, apparaît au XVIIIe siècle en Angleterre, pays ou naît à la même époque le modèle démocratique. Les deux participent d’un même mouvement de long terme, commencé à partir du XVIe siècle, que Elias appelle le processus de civilisation. Derrière ce terme, il y a l’auto-contrainte : de moins en moins de violence, puisque l’État détient le monopole de la violence légitime, et de plus en plus de règles visant l’auto-contrainte, c’est-à-dire cette capacité à contrôler ses émotions. En fait, le modèle démocratique fonctionne comme le modèle sportif, sur la base d’une fiction qu’il s’agit d’entretenir.

Ainsi, si on prend au sérieux (pour une fois !) le modèle démocratique, il existe pour éradiquer la violence. Ses règles construisent une fiction : une compétition entre égaux sous la forme de la compétition électorale, le plus fort ne détermine pas les règles du fait d’une institutionnalisation du pouvoir, le perdant ne met pas sa vie en jeu car le gagnant accepte l’alternance (le vainqueur d’un jour peut être le perdant du lendemain) à la différence des dictatures, l’État doit contrôler la violence pour pas qu’elle n’interfère dans le modèle.

La fiction sportive fonctionne à peu près dans les mêmes termes :

  • Une compétition entre égaux où « tout peut arriver ». Le principe de la compétition est qu’on ne peut préjuger du vainqueur, d’où l’excitation de l’épreuve. L’épreuve ne donne pas un titre définitif, contrairement à ce qui se passe dans la vie économique et sociale ou le changement de places (entendez-le comme les ouvriers seraient un jour patrons et vice versa) est rare.
  • Le gagnant ne vise pas à la disparition du perdant (à la différence des Mayas qui empierraient les vaincus) et accepte l’alternance de l’épreuve (le vainqueur d’aujourd’hui sera peut-être le perdant de demain)
  • Les plus forts ne déterminent pas les règles du fait d’une institutionnalisation sous la forme des fédérations qui jouent le rôle de l’État dans la prétendue neutralité de l’épreuve.
  • L’épreuve sportive est une épreuve épurée du social. Rien ne doit venir interférer et le seul critère légitime est la force de la nature physique et morale.

Le sport : un allié du pouvoir

On assiste donc à une sportification de la société. Car c’est bien cette fiction qui fonctionne dans toutes les sphères sociales que ce soit l’école, le travail, la démocratie ou le sport. C’est le modèle de l’auto-contrainte qui est possible à partir du moment où l’épreuve est juste et, donc, légitime. En fait, quand un gosse de prolo arrive à faire des études longues, c’est comme quand une petite équipe bat une grosse en compétition : cela permet à la fiction de l’égalité des chances et de l’épreuve juste (celle qui ne prend en compte que les critères de l’activité) de continuer à fonctionner même si personne n’est vraiment dupe !

On peut même envisager que, en fiction, le sport reste l’univers d’une compétition juste par rapport à la compétition économique et sociale organisée à laquelle chacun s’affronte. C’est l’univers où la fiction semble la plus réaliste. C’est ainsi que le spectacle sportif est le moment ou elle est célébrée.

Par sportification, iI faut entendre que tous ceux qui ont le pouvoir ont un intérêt tout particulier pour l’auto-contrainte. Pour cela, le sport est excellent : il permet la maîtrise de sa propre violence. En effet, iI ne propose rien d’autre que le relâchement contrôlé de sa propre violence ou énergie. Les règles du jeu sont donc toujours posées pour éviter l’ennui autant que la violence. Il faut laisser les énergies se déployer pour que tous prennent du plaisir mais les contrôler pour ne pas aboutir à la violence.

La violence maîtrisée est le summum que peut atteindre un ordre social. Elias explique très bien que la chasse au renard en Angleterre au XVIIIe siècle a évoluée car il ne s’agissait plus de tuer en soi mais de laisser ses chances au renard, ce qui est une condition sine qua non de son propre plaisir. Le sport est toujours redevable de cette logique : il est lieu de violence, à travers le relâchement des émotions et l’excitation qu’il propose et dénégation de la violence à travers le contrôle de ce relâchement. Il est donc nécessairement et fonctionnellement un puissant moyen de contrôle social. Ce n’est pas un hasard si Peugeot à Sochaux, Schneider à Lens ou Fiat à Turin ont créé très vite leur propre équipe et si l’Église a toujours été partie prenante de ce contrôle de l’énergie des corps. Le développement des loisirs a été de pair avec celui du sport car ceux qui maîtrisent déjà le travail tentent d’occuper idéologiquement le temps de loisirs. C’est pour cela que le sport a toujours été un allié de tous les pouvoirs, qu’ils soient démocratiques, dictatoriaux ou prétendument socialistes.

Du coup, des enjeux dépassant le jeu se sont imposés pour transformer le jeu en spectacle. La logique du jeu pour les spectateurs est de prendre partie de façon à assurer les conditions de l’excitation car le beau jeu ne suffira pas à entretenir cette excitation. Le symbolisme identitaire et communautaire attaché aux équipes découle de cela. Plus il y a de spectateurs et plus le plaisir du spectateur, donc le spectacle, prime sur le plaisir du jeu. Le sport, c’est la confrontation des deux logiques. Médiatisation et usage du sport comme contrôle social vont de pair.

Au final, la violence affective (lié au débordement des émotions) a énormément diminué dans nos sociétés qui sont beaucoup plus sûres que ne l’étaient les siècles passés mais la violence instrumentale (lié à une stratégie pour atteindre un but) a tendance à augmenter très fortement, c’est le cas des deux guerres mondiales au XXe siècle ou de la violence interne (joueurs) du sport. La violence des supporters serait alors à rapprocher d’une violence affective, d’une libération des tensions émotionnelles pour certaines couches de la population. [… ?] relâchement mais il n’est jamais sûr de pouvoir en contrôler les effets !

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