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Touche pas ma petite entreprise !

Le jeudi 27 mars 1997.

L’arrêt rendu le 6 février par la cour de cassation restreignant le champ des abus de biens sociaux vient, par la polémique qu’il a suscitée, de populariser un nouveau sigle, l’ABS. Jusque-là, la grand public ne connaissait que son homonyme, à savoir le système de freins en matière automobile vanté comme le top de la sécurité. C’est bien en tout cas de la sécurité de l’entreprise qu’il s’agit ici, le patronat n’ayant pas hésité à faire part de sa « divine surprise » au vu de cet arrêt.

De quoi s’agit-il ? D’un arrêt en fait à double détente, l’arrêt Kis faisant partie d’un tout, l’arrêt Noir-Botton. Noir est un politicien, ex-maire RPR de Lyon, ex-ministre, qui gérait sa carrière politique grâce aux fonds qui lui étaient fournis par son gendre, Botton, lequel siphonnait tout simplement les comptes de ses sociétés. Botton fut donc poursuivi pour abus de biens sociaux et Noir pour recel.

Le mauvais " ABS "

Prévu par l’article 437 de la loi de 1966 sur les sociétés, l’ABS vise « les gérants qui, de mauvaise foi, auront fait du bien ou du crédit de la société un usage qu’ils savent contraire à l’intérêt de celle-ci, à des fins personnelles ou pour favoriser une autre société ou entreprise dans laquelle ils étaient intéressés directement ou indirectement. » Le recel, lui, consiste dans le fait de « dissimuler, de détenir ou de transmettre le produit d’une infraction » (articles 321-1 et 2 du Code pénal). C’est un délit de conséquence qui dépend de l’infraction d’origine : il n’y a pas de receleur sans voleur.

Dans le cas d’espèce, Noir s’était pourvu en cassation après avoir été condamné par la cour d’appel de Lyon à dix-huit mois de prison avec sursis, 200 000 FF d’amende et cinq ans d’interdiction de droit de vote et d’éligibilité pour « recel d’abus de biens sociaux ». Sachant que la Cour de cassation ne juge qu’en droit le pourvoi était axé sur la méconnaissance par la cour d’appel du délai de prescription. Il faut savoir en effet que le droit français prévoit un système de prescription, sorte de pardon légal, qui n’existe pas en droit anglo-saxon par exemple, et qui est d’un an pour les contraventions, trois ans pour les délits et dix ans pour les crimes. Normalement, le délai qui fait courir la prescription part du jour où cette infraction a été commise. Le hic avec le délit d’abus de biens sociaux, c’est qu’il est par nature une infraction cachée puisque l’auteur dissimule son détournement. Aussi la Cour de cassation a-t-elle estimé que le point de départ de la prescription devait être fixé « au jour où le délit est apparu et a pu être constaté dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique ». La commission des faits remontait ici aux années 1983-1989 mais ils ne sont « apparus » que le 18 juin 1992. La mise en examen de Noir datant du 29 mars 1993, moins de trois ans se sont écoulés ; la prescription n’étant pas acquise, le pourvoi de Noir a donc été rejeté.

Le bon " ABS "

Mais procès dans le procès, la Cour de cassation était également saisie d’un pourvoi formé par Cranianski, le PDG de Kis, condamné lui aussi par la cour d’appel de Lyon pour abus de bien sociaux. Il était poursuivi pour avoir remis à Botton 760 000 FF en échange de deux fausses factures avec pour contrepartie une intervention de ce dernier auprès de son beau-père, Noir, alors ministre du Commerce extérieur, à propos d’une dette fiscale de 15 millions de francs qui sera ramenée effectivement à 5 millions de francs (gain « net » : 9 240 000 FF). Or, pour la Cour de cassation, s’il y a bien mauvaise foi et fausses factures, il n’est pas démontré que Cranianski n’a pas agi dans l’intérêt de Kis. Au contraire même puisque les pots-de-vin versés ont eu pour effet de minorer substantiellement la dette de Kis envers le Trésor public. Exit l’abus de biens sociaux !

Une telle décision est conforme à l’intense lobbying pratiqué par le patronat depuis plusieurs mois. Déclaration le 13 juillet 1996 du président de la commission juridique du CNPF, par ailleurs secrétaire général d’Alcatel-Alsthom : « Que la chose choque ou non, il y a des cas où il peut être de l’intérêt de l’entreprise d’accomplir un acte illicite. »

Extrait du Bulletin de la Chambre de commerce de Paris du 17 septembre 1996 : « Le fait pour un dirigeant d’accepter de verser des commissions pour obtenir l’attribution d’un important marché n’est pas contraire à l’intérêt social. Le but poursuivi est bien au contraire de permettre le développement de la société. »

Et l’intérêt de l’entreprise, c’est bien connu, concerne non seulement l’employeur mais également les employés ! Commentant la décision de la Cour de cassation, Mazaud, président RPR de la commission des lois à l’Assemblée nationale, n’hésite pas à susurrer : « Dans une période de sous-emploi, est-il contraire aux intérêts d’une société de surenchérir pour maintenir ses emplois et continuer à verser des dividendes à ses actionnaires ? » Écrasons une larme devant tant de sollicitude patronale envers la classe laborieuse… Pour en revenir à Cranianski, la Cour de cassation a estimé que la cour d’appel avait donné une interprétation trop large à l’ABS qui équivalait à un détournement de la loi. Il aurait fallu poursuivre sur la base du délit de corruption, prévu par les articles 432.11 et 433.1 du Code pénal. Mais comme le rappelait le juge Courroye qui a instruit l’affaire : « Pour prouver la corruption, il faut démontrer l’existence de l’accord, ce qui est malaisé puisqu’il est occulte ; il faut prouver que cet accord est antérieur à l’obtention de l’acte, ce qui impose d’en définir la chronologie ; et il faut matérialiser les contreparties ce qui n’est pas facile lorsqu’il s’agit d’enveloppes d’argent liquide ou de versements de comptes à l’étranger souvent par le biais de sociétés écrans. » Mission donc quasi impossible. Même si elle avait été démontrée dans le cas d’espèce, la prescription de trois ans était acquise, les faits remontant ici à 1987.

Devant le tollé soulevé par la décision rendue, le président en personne de la Chambre criminelle de la Cour de cassation qui a rendu la décision, Le Gunehec, est alors venu déclarer d’un ton faussement patelin dans Libération de ce 13 février : « Je ne comprends pas pourquoi jamais une cour d’appel n’a affirmé que la prescription de délit de corruption commence à courir du jour où ce délit est découvert, comme c’est le cas pour l’abus de biens sociaux. » Grimace des avocats d’affaires qui avaient cru triompher trop tôt…

Le feuilleton n’est donc pas terminé. L’affaire va être rejugée par une nouvelle cour d’appel qui peut « résister », auquel cas la Cour de cassation statuera de nouveau toutes chambres réunies. Il est en effet fâcheux pour l’image de marque de la justice qu’un prévenu puisse être disculpé d’un abus de biens sociaux en invoquant sa propre corruption !

Qu’en conclure sinon que la règle de droit apparaît comme éminemment flexible et son application le reflet du rapport de force social du moment.

Abélard