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Lucien Léger

Une Vie coupée

Le jeudi 16 septembre 2004.

Dans son livre, retraçant la longue et âpre lutte pour l’abolition de la peine de mort en France [1], Robert Badinter rapporte cette formule qu’il utilisait dans ses pamphlets, alors qu’il était avocat et fervent abolitionniste, pour frapper les esprits : « Couper un homme en deux. » La locution dévoilait d’un coup l’épouvantable raffinement de cruauté qui se cachait derrière l’image d’efficacité quasi médicale de la mécanique mise au point par le docteur Guillotin.

Accusé d’enlèvement et de meurtre, Lucien Léger, en 1966, risquait la peine de mort. Le bénéfice des circonstances atténuantes lui valut la réclusion criminelle à perpétuité. La justice française lui laissait la vie sauve, entre quatre murs certes, mais c’était la vie quand même, et Lucien Léger conservait l’espoir de recouvrer la liberté, passées les quinze premières années de sa détention. Liberté conditionnelle, certes, mais c’eût été la liberté quand même et, sans doute, la possibilité de prouver son innocence qu’il criait depuis 1965.

Lucien Léger ne sera pas « coupé en deux ». Car ce n’est pas couper un homme en deux que de lacérer la vie d’un individu, réduire à néant ses espoirs, ses désirs, le devenir des promesses portées en lui. Au moment de son arrestation, Lucien Léger avait 27 ans. C’était un jeune homme qui aimait la vie, assez pour devenir secouriste pour la Croix-Rouge, bien davantage pour animer depuis 1962 un Comité d’action des sans-logis et mal-logés, à Paris, très profondément enfin, pour faire de la médecine son métier. Où l’aurait mené cet élan humaniste, irrésistiblement porté vers les autres, qu’aurait été cette vie singulière qu’un sens aigu de la détresse humaine destinait manifestement à la rencontre, à l’action, à l’échange, au soutien, etc. Quarante années de prison ont tranché.

Mais non, ce n’est pas couper un homme en deux que de réduire sa sexualité à sa plus pauvre expression, arracher à un être toute perspective de vivre une liaison, qu’elle soit conjugale ou libre, qu’elle devienne ou non le fondement d’une famille. Lucien Léger avait une femme. La condamnation à perpétuité ne brisa pas le couple. Ils s’épaulaient dans leur lourde épreuve. Hélas, Solange Léger décéda en 1970. Cynisme carcéral ou imbécillité administrative, peut-être les deux tares de ce système pourri se sont-elles alliées pour interdire à Lucien d’assister à l’enterrement de son épouse. Il avait alors 33 ans et toujours, malgré tout, l’amour de la vie. Éprouva-t-il jamais le désir d’être à nouveau amant, mari, père peut-être. Quarante années de prison ont tranché.

Certes non, ce n’est pas couper un homme en deux que de le séparer de sa famille, tailler les visites au parloir et les échanges d’affection au gré des stricts règlements du régime pénitentiaire, en effiler la durée, la fréquence. Laisser toutefois au condamné le temps de voir vieillir puis mourir ses proches. Lucien Léger avait un frère. Ils éprouvaient l’un pour l’autre estime et affection que la peine de Léger n’altéra jamais. Jean-Claude Léger anima une association de défense pour soutenir la révision du procès de Lucien. Si Lucien Léger n’eut droit d’assister ni à l’enterrement de sa femme en 1970, ni à celui de son père en 1982, ni à celui de sa mère en 1987, il put — insigne faveur des autorités — se rendre aux obsèques de son frère, en 2001. Qu’aurait été cette fraternité hors les murs de la taule… Quarante années de prison ont tranché.

Lucien Léger est toujours derrière les barreaux. La guillotine ne l’a pas « coupé en deux », oh non ! Ce que la justice française lui a fait est pire encore. Elle l’a moralement, humainement, intimement déchiqueté. Cette « justice » qui aujourd’hui ne le regarde plus dans les yeux comme à l’heure du verdict, qui reste sourde à ses cris… Car l’homme palpite encore ! Son calvaire n’a rien ôté à la force de sa voix ni à l’énergie de son espoir. Pour le meilleur ou pour le pire, sa lucidité demeure intacte, et ses 67 ans n’ont pas fait de lui un vieillard impotent. Au contraire. Gens de justice, entendez-le ! « Innocence ! » c’est le mot qu’il vous lance depuis trente-neuf ans. « Liberté ! », c’est l’appel qu’il vous adresse depuis 1978, amplifié par la durée d’une peine que rien ne justifie plus, qui relève simplement du plus pur sadisme.

En 1757, l’écartèlement de Damiens, condamné pour avoir frappé le roi Louis XV d’un coup de canif, fut l’occasion d’une débauche de cruauté sans pareil et l’on sait que la foule parisienne, massée sur la place de Grève pour assister à l’exécution, ne parvenant plus à contenir son dégoût, implora le bourreau de ce cri : « Assez ! » Le peuple français, au nom de qui l’on prétend rendre la justice dans certains palais du même nom, ignore à peu près tout du sort de Lucien Léger. Quel scandale naîtra si le cas du plus ancien détenu de France (et sans doute de l’Europe dite démocratique) est porté sur la place publique ? Il faudra enfin admettre qu’à vouloir faire des exemples à coups de longues peines, on finit par produire des martyrs. Et reconnaître qu’à l’antique guillotine abolie, survit un supplice non moins ignoble : la peine de mort lente.

André Sulfide


[1Robert Badinter, L’Abolition, Fayard, 2001.