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Salariés de l’ANPE

toujours plus de pressions
Le jeudi 30 avril 1998.

Le projet de loi d’orientation relatif à la lutte de l’exclusion, dont nous avons pu déjà parler dans les colonnes du Monde libertaire, concerne en partie les 16 000 agents de l’Agence nationale pour l’emploi. Il s’agira d’assurer un nouveau suivi des « demandeurs d’emploi longue durée » soit les personnes inscrites depuis plus d’un an, les « exclus » comme on dit… Pour les employés de cette grande entreprise (certainement la plus connue de ce pays !), ce sera, hélas, un nouvelle occasion d’être forcés à jouer les « pompiers sociaux » ; une tâche bien sûr hautement frustrante, vue que ce sont les employeurs et eux seuls qui, par définition, font la loi sur le marché du travail. Pour les agents ANPE, la mission — pour reprendre le vocabulaire de la Direction — consiste à :

  1. prendre de plein fouet la détresse sociale, la misère, le mécontentement, la révolte ou la haine des chômeurs (qui bien souvent les perçoivent comme de simples rouages anonymes de l’institution) et
  2. être confrontés quotidiennement aux discours puants des employeurs, au racisme que la plupart d’entre eux affichent ouvertement, au sexisme, à leurs éternelles complaintes sur ces maudites-charges-de-sécurité-sociale-qui-les-écrasent.

Un drôle de service public

Entre le patronat et la pression du public, le personnel doit, de plus, faire face aux attaques continuelles de la hiérarchie qui n’en finit plus d’innover. Dans ce contexte on comprendra combien le fait d’être employé par ce type d’Établissement public revêt un caractère particulier.

Les agents de l’ANPE sont constamment pris en otages : parce qu’ils sont quotidiennement mis en situation de gérer la plus lourde conséquence du capitalisme, le plus grave « dysfonctionnement » de l’économie de marché : cette aberration qu’est le chômage. Cette position pour le moins inconfortable explique, entre autre, le taux de dépression qui est le plus élevé de toute la fonction publique. Par ailleurs, la relation quotidienne elle aussi avec les employeurs est.. particulière. Le rôle du conseiller se réduit la plupart du temps à vendre des chômeurs au meilleur rapport qualité-prix à des employeurs qui, en plus, vont lui débiter toute la série des critiques antifonctionnaires primaires ! C’est aussi cela qui incite une grande partie du personnel à adhérer idéologiquement aux valeurs de l’économie de marché, à justifier les inégalités, voire à mettre la faute du chômage sur les chômeurs eux-mêmes, ce qui est un comble pour des individus qui au contraire, de par leur métier, devraient percevoir mieux que tous les autres la réalité sociale du chômage. Mais la contradiction n’est qu’apparente. Il faut comprendre ce phénomène comme une attitude de fuite : tout individu a besoin de justifier ce qu’il fait s’il veut « tenir le coup ».

Parlons utilité sociale…

La question du rôle des agents ANPE est loin d’être sans intérêt : arrivant dans un organisme qui ne devrait même pas exister — puisqu’il est un pur produit d’un système d’exploitation — les individus à l’esprit contestataire doivent forcément se positionner par rapport à ce rôle imposé. C’est un vieux débat dans notre secteur. Depuis des années, des collègues ont essayer de développer une identité professionnelle en quelque sorte « compatible » avec le refus du capitalisme. Répondre aux besoins des chômeurs et non à ceux des employeurs, refuser d’être complices des discriminations, refuser d’animer des prestations pour apprendre aux chômeurs à se vendre mais pour leur apporter une aide réelle (en exigeant par conséquent d’avoir les moyens budgétaires nécessaires), et surtout tenter de développer au maximum les tâches de conseils, d’orientation et de formation. Bref, essayer de transformer nos emplois, de reconstruire notre métier en fonction de critères d’utilité sociale est, pour nous, un enjeu essentiel.

Or, aujourd’hui, il apparaît clairement que la Direction générale, appliquant les consignes données par la haute administration d’État, organise depuis plusieurs années une vaste offensive idéologique afin d’enterrer toute idée d’ANPE service public. Dans la bouche des hiérarchiques, il n’est plus question d’usagers mais de clients, il n’est pas question de parler de satisfaction des besoins mais de compétitivité, de performances, de challenges, (et oui, on croit rêver !) comme si nous étions dans un service marchand… La dernière invention est le plan qualité et la qualification des agences (type norme ISO !). Voila donc les agents collectivement évalués, et livrés aux critiques des « clients » (demandeurs d’emploi et patrons) qui s’empressent évidemment de les enfoncer en remplissant des questionnaires fortement directifs… Culpabilisés une nouvelle fois par ces enquêtes la plupart des collègues baissent un peu plus la tête en attendant la mise en place de l’évaluation individuelle qui sera effectuée par les chefs d’Agence lors d’un entretien, baptisé avec beaucoup d’humour et de cynisme « entretien de progrès »…

Organiser la riposte

Dans ce contexte, la mobilisation n’est pas aisée. Pour la première fois depuis longtemps une intersyndicale a récemment lancé un appel unitaire afin, je cite « de sauver le service public d’une mort programmée ». Cette plate-forme, bien que pointant des problèmes effectifs et importants reste, hélas, encore très corporatiste, et, en voulant ratisser très large, demeure dénuée du sens politique qui serait pourtant nécessaire afin d’analyser et de contrer le discours de la Direction. L’avenir nous dira s’il s’agit d’un nouveau coup d’épée dans l’eau ou de quelque chose de plus sérieux… Enfin, il est absolument nécessaire de rechercher des convergences réelles avec des collectifs de chômeurs, en organisant par exemple des tables rondes réunissant chômeurs, agents de l’ANPE, de l’ASSEDIC, de l’AFPA (le seul organisme public de formation gratuit pour tous les chômeurs et en voie de restructuration également)… À nous de construire ces passerelles, indispensables pour l’enrichissement de chacun et afin de montrer qu’il est possible de fédérer les luttes.

Jélif