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L’Éducation populaire

Le jeudi 7 mai 1998.

Au moment où paraît le rapport Meyrieux sur les lycées et collèges où enseignants, parents d’élèves et élèves se battent depuis plusieurs mois en Seine-Saint-Denis il nous paraît intéressant de présenter dans nos colonnes une autre conception, libertaire, de l’éducation et de la finalité de l’école.



Racines

Au début du siècle, le mouvement ouvrier a avancé la revendication des trois huit (huit heures de travail, huit heures de loisirs, huit heures de repos). Dans ce contexte, l’éducation de base, la formation professionnelle, la santé, les loisirs ont été des préoccupations logiques pour le mouvement ouvrier. Les organismes sanitaires et sociaux dont ils se dota illustrèrent ce que pouvaient devenir des conditions de vie décentes. Fleurirent ici ou là des cours de formation professionnelles donnés dans les bourses du travail, des universités populaires, des centres éducatifs ou sanitaires. Des mouvements pédagogiques issus de la pensée marxiste, socialiste ou anarchiste s’associèrent à ce bouillonnement. Ils donnèrent naissance à une pédagogie humaniste et créative. Ces centres éducatifs furent de véritables laboratoires sociaux et pédagogiques. Ils donnèrent sens à des revendications communes au mouvement syndical et humaniste. Ils jetèrent les bases d’une école du peuple.

Le cinquantième anniversaire des lois laïques sonna le glas de l’éducation pionnière et indépendante de l’État. Il révéla la stagnation des centres éducatifs autonomes. Les programmes d’auto-formation furent abandonnés par les mouvements syndicaux et politiques. Seules demeuraient à la marge de l’institution scolaire les organisations socio-éducatives. Ces dernières remplaçaient un service d’animation non fourni par l’appareil d’État. Un consensus entre l’État, le patronat et les organisations ouvrières fut trouvé autour de la défense de l’enseignement public. À des démarches pédagogiques offensives se substituèrent des propositions de consolidations de l’appareil scolaire et de son amélioration. La défense du service public effaça la revendication de l’école au service du peuple. Les mouvements pédagogiques tels l’ICEM et les GFEN n’ont ainsi jamais dépassé les limites fixées par l’État et obéirent à la loi de l’institution scolaire.

À l’aube de ce XXIe siècle ce consensus implose sans que les mouvements pédagogiques ou les organisations professionnelles aient une alternative globale à proposer pour remplacer le système scolaire actuel (privé, public ou patronal). L’égalité des chances, ciment de ce consensus scolaire offrait des possibilités certaines d’ascension sociale pour certaines couches de la population. À la lumière de la crise mondiale, de la pensée unique, l’école n’apparaît plus comme la voie royale d’avancement social. l’État n’a pas substitué au service public d’alphabétisation (l’école Jules Ferry) un service public d’éducation plus souple, ouvert sur le monde. Cette institution scolaire apparaît aux yeux de tous irréformable [1], et n’offre plus qu’un enseignement médiocre pour le plus grand nombre [2].

Postulat

À l’origine l’éducation populaire agissait à l’intérieur et à l’extérieur de l’école d’État. Aujourd’hui elle s’est figée dans une logique techniciste. Coincée entre le manque de perspectives sociales d’un mouvement ouvrier éclaté et une logique professionnelle de réparation sociale elle s’est évanouie dans les limbes des lendemains qui déchantent. Accompagnant un rêve social (construire dès aujourd’hui le monde nouveau) elle donnait sens à la présence, au travail, à l’apprentissage des uns et des autres. Il n’y avait pas d’objet d’apprentissage (la personne au cœur du projet pédagogique) mais un ensemble de participants (éducateurs et éduqués travaillant ensemble à un projet social, culturel ou éducatif). Les méthodes pédagogiques, les projets sociaux s’imbriquaient les uns les autres. Tirée à hue et à dia suivant les projets politiques des uns et la création pédagogique des autres, le mouvement d’éducation populaire embrassa les divisions politiques et syndicales. La hiérarchisation des revendications, le verrouillage politique ont induit un morcellement de la pensée éducationniste. Le tout pédagogique abandonne le secteur revendicatif et se contente de colmater les aspérités institutionnelle les plus graves. L’urgence revendicative oublieuse d’une alternative éducative conduit à un programme scolaire frileux.

Petit à petit les organisations éducatives se sont contentées du secteur laissé par l’État (scolarité privée, activités péri scolaires, centres sociaux) et se sont tournées vers l’autosatisfaction de leur besoin. Cette professionnalisation de l’animation ou de la formation rompit les derniers ponts qui les reliaient à un projet de transformation sociale. À l’éclatement du sujet social correspondit l’éparpillement des lieux de socialisation.

Les expériences pédagogiques, à l’intérieur ou à l’extérieur du système scolaire prirent le parti du repli stratégique. Elles s’enfermèrent dans une logique autarcique. La transformation du système scolaire par l’exemplarité fut parfois jetée aux limbes d’un futur de plus en plus flou. La rupture consommée avec un mouvement social (syndicats, associations éducatives) même balbutiant inclut l’éducation non plus dans le champ politique radical mais dans ceux de l’humanisme et de l’utopie de la réforme. Enfermées dans le système scolaire dominant ou vivotant à sa marge ces expériences ne purent élargir leur champ d’action au delà des limites institutionnelles. Les unes n’ont pu fédérer des pratiques éducatives voisines. Les autres ficelées par des problématiques de survie économique et individualiste n’ont pas inséré leurs activités à une globalité sociale fédératrice.

Ce véritable casse-tête politique, social et pédagogique n’est toujours pas résolu et d’ailleurs doit-il l’être ? Faut-il calquer nos projets sur la structure éducative dominante ?

Entre pédagogie et politique

Tel le Moloch de l’histoire l’appareil d’État s’empresse de professionnaliser des méthodes pédagogiques ou sociales issues de cette double expérience. Ravaler des projets éducatifs à de simples techniques de transmission des savoirs d’habitus sociaux a vidé ces outils de leur fonction première, de leur sens profond : à savoir l’élaboration même parcellaire d’une culture pour tous, d’une éducation au service de tous. Cet objectif utopiste de créer des espaces, des outils adéquats à des besoins sociaux avait le mérite d’ouvrir les portes à l’imaginaire, à l’autonomie d’une pensée en mouvement. Cette œuvre libératrice rompait définitivement avec la hiérarchie des fonctions, valorisait la personne en tant que sujet de sa vie, de ses savoir-faire, de ses désirs.

S’appuyant à la fois sur l’expérience collective et individuelle des personnes, l’éducation populaire a le mérite d’organiser des processus socioculturels diffus. Ces processus interconnectés deviennent les véritables moteurs d’une pensée éducative, d’un mouvement culturel émancipateur. L’apprenant n’est plus l’objet d’un projet pédagogique mais coauteur d’entreprises cognitives et culturelles. Le partenariat, l’entre-apprentissage structurent des savoir-faire et les transforment en outils de compréhension sociale. Une dialectique groupe-individu-groupe donne sens à la fois à la présence de la personne, à ses apprentissages et à leur structuration. Ce dynamisme s’appuie sur les avancées des recherches en sciences humaines en matière de socialisation et de didactique. Cet « apprendre ensemble » se différencie de la simple mise en place de techniques éducatives au service de la paix sociale [3] dans la mesure où il place l’individu au cœur du processus éducatif en terme d’acteur social, d’auteur culturel. L’émancipation individuelle est le moteur de ces échanges et induit des méthodes d’organisation profondément démocratiques. Une dialectique particulière gère les liens qui rattachent la personne au groupe ou à son environnement social et familial. Le dialogue, la participation, la responsabilité donnent sens au processus éducatif. En cela les expériences d’éducation populaire dans les « pays en voie de développement » (notamment au Sénégal) [4] montrent que le mouvement, l’expérimentation collective, le tâtonnement social sont plus émancipateurs et créatifs que la simple application de méthodologies culturelles découvertes ou approfondies par d’autres. Ce processus fondateur lie solidement les lieux éducatifs à des réseaux, à des mouvements sociaux en rupture avec le système culturel dominant. Ce mouvement sphérique différencie structurellement une éducation globale de la personne d’une simple retransmission pyramidale des savoirs. La première caractérise une éducation au service des personnes, la seconde définit un système scolaire au service du pouvoir en place.

Thyde Rosell


[1Cf. L’École mode d’emploi de Philippe Meirieu. ESF éditeur.

[2Cf. Éducation et équité, OCDE.

[3La paix sociale sous-tend la mise en place d’outils susceptibles de permettre à l’individu de mieux supporter les oppressions de la vie quotidienne (violences urbaines ou scolaires, acculturation et vide social, minima sociaux et précarité).

[4Cf. Le programme de facilitation des apprentissages populaires ; Perspectives pour un changement créateur : le développement de l’expérimentation sociale. ENDA-GRAF Sahel.