On ne peut plus dormir tranquille lorsqu’on a une fois ouvert les yeux.
Inscription sur un mur de Censier (mai 68)
Dans deux articles publiés ici sur le même sujet [1], Jean-Marc Raynaud et Edward Sarboni ont à mon sens fort bien exposé la situation et l’état d’esprit ayant précédé puis présidé aux événements de Mai 68. Sollicité à mon tour pour évoquer cette période, je crois inutile de répéter après eux des points de vue ou des analyses que je partage pleinement. J’ai préféré ici quitter momentanément la peau de l’individu sur lequel trente années ont passé et qui jetterait un regard amusé, condescendant, sentencieux ou larme-à-l’œil sur un moment agité de sa jeunesse, pour tenter d’en parler en essayant de redevenir difficilement, le temps d’un article, le jeune homme de dix-neuf ans que j’étais alors, employé de banque depuis plus d’un an, sans appartenance politique, comme beaucoups, évoluant dans la tourmente et la rapidité des événements. On m’excusera donc, pour cela, d’écrire parfois à la première personne.
Dans un ouvrage [2] écrit avant que les vitrines des libraires dégueulent leurs marchandises commémoratives soixante-huitardes, Jacques Baynac rapporte un extrait d’article rédigé par lui deux ans avant les « événements », et qui dit ceci : « L’incertitude angoissée des jeunes devant la vie, véhiculée par une sous-culture, conduit à l’irruption politique. L’énorme armée des adolescents est grosse de contestations et de contradictions diverses. Une large fraction d’elle recherche une ouverture idéologique. Ce faisant, elle témoigne que, même société d’abondance, le capitalisme ne permet pas la satisfaction des besoins nouveaux. Dans l’avenir, cela ne manquera pas de modifier sérieusement les conditions et les objectifs de la lutte pour le renversement de la société fondée sur le profit. »
Cet « avenir » si bien entrevu par Baynac avait commencé à se dessiner dans la seconde moitié du mois de mars 68, du côté de Nanterre. En ce tout début de mai, je ne me doute pas encore qu’il prendra pour un temps trop court des couleurs magnifiques. Dans cet étouffoir qu’est la société d’alors et que Jean-Marc Raynaud a fort bien résumé [3], la contestation estudiantine, marquée par son caractère radical, jouira d’emblée d’une sympathie évidente de la part d’une importante frange de la jeunesse, de laquelle je fais partie, sortie du cursus scolaire ou universitaire et déjà salariée. Surtout, bien sûr, dans les entreprises épargnées par la présence toute-puissante des chiens de garde du Parti communiste et de la CGT. Cette sympathie ne fera d’ailleurs que croître à mesure que le flot de haine –- exprimée dès le début par les staliniens -– se déversera sur le mouvement et quelques-unes de ses figures marquantes. Est-il besoin de rappeler combien la bile déversée par Georges Marchais et les siens sur les « pseudo-révolutionnaires » et sur « l’anarchiste allemand Cohn-Bendit », au tout début mai, contribue à rapprocher les individus de ma sorte de ces « fils à papa » ? Est-il besoin d’argumenter longuement pour affirmer que cette période sonne l’heure du déclin inéluctable du Parti communiste quand on saura que, descendus sur Paris de nos banlieues ouvrières pour prendre part au combat, nous avions droit à ce genre de littérature : « on donne beaucoup de publicité à quelques groupuscules de tendances diverses : trotskistes, anarchistes, maoïstes, etc. quand ils ne sont pas directement financés et dirigés du ministère de l’Intérieur » [4].
« Épuisés de bonheur »
S’il est donc convenu de nommer « mouvement étudiant » tout ce qui se passe alors dans un premier temps, avant que la grève générale s’étende au monde du travail, déjà, toutefois, de jeunes salariés participent aux manifestions des nanterrois et sorbonnards, phénomène qui ne cessera de s’amplifier et qui expliquera en partie, le ralliement syndical prudent dans les semaines qui suivront. Pour cette catégorie qui est la mienne, comme d’ailleurs pour tous ceux qui participent aux premières échauffourées et ensuite aux très violentes soirées de castagne ponctuées par la terrible « nuit des barricades » -– et qui se foutent d’ailleurs totalement de savoir si le copain d’à côté est étudiant ou travailleur -–, l’enthousiasme est énorme, pour plusieurs raisons. D’abord, on constate que rien n’obéit à des mots d’ordre décidés par telle ou telle organisation. Tout se passe dans l’ignorance ou le refus du jeu politique nombre d’entre nous, on se rend bien compte, comme le note encore Baynac, que « chaque heure de manifestation a valu un an de discussion », que « chaque jour de bagarre a plus fait que dix ans de militantisme ». Les cheffaillons de chapelles apparaissent bien de temps à autres, pour freiner invariablement le mouvement des quatre fers, mais sans succès. Jamais je ne vois dans les moments les plus difficiles. Et puis, slogans et graffitis, où poésie, saine colère et humour se mêlent, font connaître un saut qualitatif considérable aux revendications et cris de liberté, surtout lorsqu’on les compare au misérable « Pompidou des sous », sommet de créativité prolétarienne cégétiste. Et, par dessus tout, l’allégresse indicible présidant à ces jours et nuits sans sommeil. Personne, en cette période anniversaire, n’a mieux traduit cet ensemble de faits et cette atmosphère inoubliable que Jean Franklin Narodetski, dans sa préface à un petit ouvrage récemment paru [5] : « On a forgé l’image d’un mouvement doté de dirigeants. Il n’y en a eu aucun. Daniel Cohn-Bendit […] ne fut qu’un sympathique porte-parole, dûment contrôlé par ses mandants, et dont la qualité principale était de savoir concilier tout le monde — sauf les enragés. […] Alain Geismar et Serge July, tard venus, avec des manières d’intrigants, ne furent pas suivis par ce qu’ils prenaient encore pour la “base”. […] Krivine prononçait des discours de ministre au nom d’un mouvement qu’il exécrait parce qu’il le trouvait “incontrôlable” -– en quoi il voyait juste -– et dont lui et les siens imputeraient bientôt l’échec au “spontanéïsme” et aux libertaires coupables de ne s’être pas placés sous son commandement.
Notre joie et notre rire : voilà ce qu’aucun des témoins attitrés n’aura su dire, comme aucun compte rendu n’aura rendu justice au plaisir que nous avons connu. […] Nous étions épuisés de bonheur. Nous sortirions de la défaite avec l’envie de mourir. »
Étudiants-ouvriers
Quand la grève générale éclate, ma « révolution », jusque-là vespérale, après le boulot, et parfois nocturne, devient permanente. Comme une foule d’individus mai 68 m’occupe alors à plein temps. Le rapprochement étudiants-travailleurs, initié par les premiers nommés et que certains vivent dans la rue depuis le début sans autorisation d’aucune sorte, préoccupe tout le monde. Convaincu moi aussi de cette nécessité, je discours interminablement sur le sujet avec ceux qu’il faut convaincre, à la fois intéressés et d’une méfiance qui ne tombera jamais, et qu’emprisonnent encore les carcans syndicaux. Le paradoxe est que, comme d’autres parfois avec eux. C’est cocasse, car je ressens précisément, et je ne suis pas le seul, cet imbécile sentiment d’infériorité par rapport aux « vrais » étudiants, sentiment qui m’empêchera stupidement, pendant toute la durée des événements, de mettre les pieds à la Sorbonne, cet autre monde que le mien, temple d’un savoir qui me fut interdit et que je ne possède pas .
Alors que l’entrée en scène du monde du travail permet de croire à un printemps révolutionnaire que le vocabulaire indigeste des pitres trotskistes et maoïstes traduit en langue de bois à mille lieux de l’état d’esprit libre et festif du moment, mes espoirs sont de courte durée. Très vite, le rôle accru des bureaucratie syndicales, l’ignominie stalinienne, la mise à distance permanente du monde étudiant, à quelques exceptions près, une orientation marquée de plus en plus nettement par le quantitatif, au détriment de la vie qui exprimait jusque-là son désir de profond changement, commencent à me décevoir avant de me laisser bientôt dans un abattement profond.
Tout a été dit, je crois, de ce que je vivrai moi aussi comme une trahison de la gauche et de la grande majorité des travailleurs. Ayant vu ces masses de jeunes gens sans formation politique particulière, spontanément acquis à la liberté et la mettant en œuvre sans mode d’emploi ni garde-chiourme, je n’accepte pas l’explication des thuriféraires de la classe ouvrière qui rejettent la responsabilité de sa conduite sur ses dirigeants idéologiquement corrompus, sans nous dire jamais d’où lui vient cette facilité déconcertante à être manœuvrée, trompée, sans jamais en tirer les leçons.
Pour toutes ces raisons et parce que je garde le souvenir intact et propre des anarchistes de ce beau mois de mai, que jamais je n’ai vu tenter de diriger ou de freiner quoi que ce soit, qui firent preuve dans la rue, autour des barricades, d’un courage et d’une efficacité propres à vaincre ma trouille énorme, c’est vers le mouvement libertaire que je me dirigerai deux ans plus tard.
Trente années ont passé. Je sais qu’il est de mise de se moquer des « anciens combattants » penchés sur leurs souvenirs, de brocarder le passé au nom de l’avenir à construire, qui seul importe. Le mien consiste, demain, après-demain et les jours suivants, à retourner bosser. Aux motivations idéologiques confuses qui étaient les miennes il y a trente ans s’ajoutait, je peux aujourd’hui l’avouer sans honte, la joie profonde de tourner le dos au boulot. Ce n’est pas très « politique », je sais, mais, que voulez-vous, on n’est pas sérieux quand on a dix-neuf ans, qu’on s’ennuie sur son lieu de travail et qu’il y a des grilles et des pavés sur la promenade…
Floréal