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Cinéma

« La Pomme »

de Samira Makhmalbaf
Le jeudi 18 juin 1998.

La pomme a une histoire symbolique dans nos civilisations. Qu’en est-il pour l’Iran, la Perse ancienne ? Le mystère de Samira Makhmalbaf, la plus jeune réalisatrice jamais présente en sélection officielle à Cannes, est de cette épaisseur là. Un questionnement, qu’elle poursuit. Les délices ne sont ni la réponse obtenue, ni l’éclaircissement du mystère. La curiosité de Samira Makhmalbaf se met en route dès qu’elle voit, à la télévision iranienne, le compte rendu d’un fait divers particulièrement sordide. Deux fillettes sont enfermées depuis onze ans dans leur maison. Comme unique horizon, une porte aux barres de fer, comme unique compagnie, une mère aveugle. Elles savent à peine parler et marcher. Une pétition des voisins réveille l’attention des services sociaux. Et voici comment démarre la cinéaste : le texte de la pétition se déroule sous nos yeux. Des empreintes bleues sont apposées en bas de feuille, donnant une gravité et une beauté supplémentaires à un acte d’écriture somme toute ordinaire. Et puis, un pot de fleurs. Il ne s’agit point d’un orgueilleux géranium présent dans tellement de films iraniens. Non, plutôt d’un plant incertain arrosé par un jet incertain. L’eau arrive de manière hésitante, n’atteint pas réellement ce lointain descendant inachevé d’une vraie fleur, rate le pot, d’ailleurs. Ainsi, cette cinéaste née exprime qu’on ne peut rien faire, quand on est enfermée de la sorte. Tout le film fait la patiente démonstration de cette non vie. Il réussit en même temps à nous dire, uniquement par ces images dépouillées que Zahra et Massoume veulent explorer chaque parcelle de leur territoire rétréci, qu’elles ne renoncent à rien, car elles ont tout à apprendre, tout a découvrir. Un jeu de marelle devient un parcours initiatique. Une pomme peut donc représenter toutes les saveurs ignorées, la somme de toutes les merveilles à convoiter. Jamais cette cinéaste n’oublie que son langage, ce sont des images. Certes, elle travaille à partir d’un scénario écrit par son père, Mohsen Makhmalbaf, mais jamais elle ne suit les paroles du scénario à la lettre, elle leur trouve une correspondance symbolique. De ses plans jaillit au-delà de la démonstration non revendicative des faits le désir de vie de deux fillettes. L’infirmité de la mère, la pauvreté du père, un simple travailleur qui ne savait protéger ses filles autrement qu’en les enfermant, apparaît non pas comme un fait divers sordide, mais comme une tragédie familiale liée à la misère… et c’est là où le film est exceptionnel : l’histoire n’est pas jugée, ni réduite à son happy end tout relatif, les gamines sortent, se font des copines… le mystère de cette histoire reste entier. Et chaque plan de cette cinéaste accomplie sait créer un autre. Cette idée presque cocasse de mettre le père dans la situation qu’il a infligée à ses filles. Sommé de scier les barreaux de la porte, il est enfermé pour finir sa besogne !

Heike Hurst
émission « Fondu au Noir » (Radio libertaire)