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Décolonisons l’imaginaire !

Le jeudi 1er mai 2003.

Brèves remarques sur l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche



Toute l’ironie décapante de cet ensemble de textes — trois propositions et trois préfaces à des livres de Christopher Lasch, philosophe américain « populiste » [1] pour lequel l’auteur professe une vive admiration [2] — est déjà contenue dans le sous-titre qui se situe dans la continuité des deux précédents ouvrages de Jean-Claude Michéa, Orwell, anarchiste tory et L’Enseignement de l’ignorance.

Si l’auteur attaque durement la gauche, qu’il considère comme la sœur siamoise du libéralisme — incarné par Adam Smith [3] — pour leur culte commun du Progrès et de la Modernité, ce n’est pas par nostalgie de je ne sais quel ordre ancien mais au nom des « exigences mêmes d’un combat cohérent contre l’utopie libérale de la société de classe renforcée qu’elle engendre inévitablement », c’est-à-dire « un type de société où la richesse et le pouvoir indécent des uns ont pour condition majeure l’exploitation et le mépris des autres ». Aussi s’élève-t-il contre leur postulat commun tenant pour « nécessairement émancipateur » les effets d’un progrès « qui ne saurait être discuté puisque c’est la Terre promise qui nous attend » alors que celui-ci, aboutissant à une représentation purement économique du monde — avec pour corollaire cette « envie d’acheter » devenue un mode de vie et une culture à part entière [4] —, transforme les individus en « matière utile au lieu d’être eux-mêmes les arbitres de leur destinée ». En dénonçant ainsi le leurre que représente actuellement la gauche pour les classes populaires, il nous invite à opérer une « décolonisation de notre imaginaire » et à réactiver « tout ce qu’il y a eu d’excellent ou tout simplement de raisonnable depuis le xixe siècle dans les multiples critiques socialiste, anarchiste et populiste de la modernité ». Propositions qu’il synthétise en faisant appel à la notion de « common decency » [5] chère à Orwell, gage d’une société « libre, égalitaire et décente ».

Visiblement marqué par ailleurs par Mai 1968, Michéa commet toutefois un contresens en analysant les slogans situationnistes : « Vivre sans temps morts » et « Jouir sans entraves » comme le « droit de tous sur tout », poussant même son raisonnement jusqu’à dire « la guerre de tous contre tout ». Alors qu’il s’agit simplement d’inciter le peuple à s’élever contre l’abrutissement du métro-boulot-dodo et la répression des mœurs, afin de s’épanouir dans sa tête et dans son corps, droit de tous avec tous, et qui reste toujours d’actualité.

Jean-Jacques Gandini


Impasse Adam Smith, brèves remarques sur l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche, Jean-Claude Michéa, éditions Climats, 2002, 188 p, 16 euros. Disponible à Publico.


[1En revenant au sens originel du mot « populisme » à savoir historiquement : le combat radical pour la liberté et l’égalité mené au nom des vertus populaires.

[2C’est Jean-Claude Michéa qui est à l’origine de la traduction de ces trois livres La Révolte des élites et la trahison de la démocratie, La Culture du narcissisme, Culture de masse ou culture populaire, publiés, tout comme les deux précédents livres de l’auteur, aux éditions Climats dont la dernière production en janvier 2003, n’est autre que le dernier livre de Lasch, écrit en 1991 trois ans avant sa mort, Le Seul et Vrai Paradis, une histoire de l’idéologie du progrès et de ses critiques.

[3S’appuyant sur l’ouvrage de S. Ewen, Consciences sous influence : publicité et genèse de la société de consommation, Michéa estime qu’« en identifiant la consommation des biens à la liberté politique », la démocratie à l’américaine — modèle dominant actuellement en France comme ailleurs — tombe le masque et apparaît pour ce qu’elle est : « un sous-produit du système marchand ».

[4Dont l’ouvrage La Richesse des nations représente la première version accomplie.

[5« Il s’agit avant tout d’un sentiment intuitif des "choses qui ne doivent pas se faire", non seulement si l’on veut rester digne de sa propre humanité quand les circonstances l’exigent — on songe ici aux portraits de militants anarchistes dans « Hommage à la Catalogne » —, mais plus simplement et peut-être surtout si l’on cherche à maintenir les conditions d’une existence quotidienne véritablement commune. »