Toute l’ironie décapante de cet ensemble de textes — trois propositions et trois préfaces à des livres de Christopher Lasch, philosophe américain « populiste » [1] pour lequel l’auteur professe une vive admiration [2] — est déjà contenue dans le sous-titre qui se situe dans la continuité des deux précédents ouvrages de Jean-Claude Michéa, Orwell, anarchiste tory et L’Enseignement de l’ignorance.
Si l’auteur attaque durement la gauche, qu’il considère comme la sœur siamoise du libéralisme — incarné par Adam Smith [3] — pour leur culte commun du Progrès et de la Modernité, ce n’est pas par nostalgie de je ne sais quel ordre ancien mais au nom des « exigences mêmes d’un combat cohérent contre l’utopie libérale de la société de classe renforcée qu’elle engendre inévitablement », c’est-à-dire « un type de société où la richesse et le pouvoir indécent des uns ont pour condition majeure l’exploitation et le mépris des autres ». Aussi s’élève-t-il contre leur postulat commun tenant pour « nécessairement émancipateur » les effets d’un progrès « qui ne saurait être discuté puisque c’est la Terre promise qui nous attend » alors que celui-ci, aboutissant à une représentation purement économique du monde — avec pour corollaire cette « envie d’acheter » devenue un mode de vie et une culture à part entière [4] —, transforme les individus en « matière utile au lieu d’être eux-mêmes les arbitres de leur destinée ». En dénonçant ainsi le leurre que représente actuellement la gauche pour les classes populaires, il nous invite à opérer une « décolonisation de notre imaginaire » et à réactiver « tout ce qu’il y a eu d’excellent ou tout simplement de raisonnable depuis le xixe siècle dans les multiples critiques socialiste, anarchiste et populiste de la modernité ». Propositions qu’il synthétise en faisant appel à la notion de « common decency » [5] chère à Orwell, gage d’une société « libre, égalitaire et décente ».
Visiblement marqué par ailleurs par Mai 1968, Michéa commet toutefois un contresens en analysant les slogans situationnistes : « Vivre sans temps morts » et « Jouir sans entraves » comme le « droit de tous sur tout », poussant même son raisonnement jusqu’à dire « la guerre de tous contre tout ». Alors qu’il s’agit simplement d’inciter le peuple à s’élever contre l’abrutissement du métro-boulot-dodo et la répression des mœurs, afin de s’épanouir dans sa tête et dans son corps, droit de tous avec tous, et qui reste toujours d’actualité.
Jean-Jacques Gandini