Un bon communiste est également un bon tchékiste
Lénine
Avant même sa parution, l’armée rougeâtre des ex—, néo—, proto—, crypto- et autres indécroto-staliniens s’était mise en rang de bataille pour transformer cet ouvrage, avec l’honnêteté et l’impartialité qui les caractérisent, en horreur éditoriale de cette fin de siècle, et ses auteurs en agents au mieux involontaires, pour certains seulement, du libéralisme conquérant. Au côté de ces traineurs de casseroles, omniprésents dans les « salons » médiatiques où l’on cause, les colonnes du Monde ou les antenne de France Culture, l’habituelle cohorte des « anticapitalistes primaires », la pensée figée depuis 1917, assimilant l’assaut d’une A.N.P.E. à la prise du palais d’hiver, incapables d’imaginer qu’on puisse combattre plus d’un adversaire à la fois, et pour qui aujourd’hui toute critique non orientée exclusivement vers les représentants d’un capitalisme sauvage fait invariablement (air connu) le jeu de ces derniers. Enfin, pour compléter le triste tableau des pourfendeurs du livre, les stratèges d’opérette d’hier et d’aujourd’hui, sans éthique et sans mémoire, n’ayant rien à opposer à son contenu mais tentant de nous convaincre que le moment choisi pour se livrer au recensement de ces crimes atroces, commis au nom d’un idéal masquant une effroyable imposture politique, n’est toujours pas le bon.
À ces célébreurs d’année aragonesque, à ces adeptes d’une paresse intellectuelle sans égale, à ces propagateurs d’une bouillie théorico-tactique grotesque et indigne, redisons-le encore une fois : Le Livre noir du Communisme, comme n’importe quel autre ouvrage, n’exige en rien que la raison abdique ou qu’on renonce à tout regard critique à sa lecture. À ce titre, rien, absolument rien n’oblige à partager, par exemple, les points de vue exposés par Stéphane Courtois dans une conclusion à ce livre infiniment plus discutable que cette fameuse préface ayant fait inutilement couler tant d’encre.
Après ce rappel, d’une évidente banalité mais que l’insupportable pression des lyncheurs stalino-gauchistes au jour impose à ceux qui n’acceptent ni le doux ronron de leurs certitudes bétonnées, ni de marcher sans réfléchir dans le sens fléché de leur histoire, c’est donc dans cet esprit qu’on ouvrira ce livre dont l’intérêt est évidemment considérable, car, ainsi que l’écrit Stéphane Courtois dans sa préface, il est vrai, et ce livre s’emploie à réparer cette carence, que « les crimes du communisme n’ont pas été soumis à une évaluation légitime et normale, tant du point de vue historique que du point de vue moral ».
Ex-Union soviétique, ex- « démocraties populaires », Chine, Vietnam, Corée du Nord et autres contrées asiatiques ou du tiers-monde, tous les pays où a sévi et où sévit encore parfois le « communisme réel » font ici l’objet d’études fouillées, plus ou moins détaillées suivant que l’accès aux archives est aujourd’hui rendu possible ou pas. La chute du Mur de Berlin, l’effondrement de l’U.R.S.S., même si l’on sait que là-bas tous les dossiers ne sont toujours pas accessibles, auront ainsi permis à ceux des auteurs ayant traité de l’Union soviétique et de ses « pays frères » de fournir à l’appui de leurs démonstrations des documents de toute première importance, témoignant de l’ampleur de la terreur, des répressions et des crimes, ainsi que de l’épouvantable cynisme des dirigeants bolcheviques et de l’extrême cruauté des faits évoqués.
Une somme de données fort utile
Le texte offert par Nicolas Werth embrassant l’histoire de l’Union soviétique, complété magnifiquement par la contribution de Jean-Louis Panné quant à l’action du Komintern, demeure grâce à cela d’un considérable et constant intérêt. Même le lecteur averti — et cela vaut d’ailleurs pour l’ensemble de l’ouvrage — y glanera une foule de précisions. Car si l’on admet — ce qui reste à voir — que Le Livre noir du Communism regroupe des informations déjà fournies ailleurs mais séparément, il est parfaitement mensonger, en revanche, de prétendre que celles-ci pouvaient par là même être connues du grand public, l’origine et l’extrême variété des sources commandant de préciser qu’elles ne pouvaient être réellement accessibles, dans leur ensemble, qu’aux seuls historiens polyglottes. Il en va de même pour ce qui concerne les pays asiatiques. Car s’il est vrai que des écrits dénonçant les crimes du communisme chinois nous sont parvenus assez régulièrement depuis quelques années, il serait assez hasardeux de prétendre que tout a été fait pour que nous ayons une idée précise des abominations perpétrées au Vietnam, au Laos, en Corée du Nord et même au Cambodge, et sur ce plan les pages consacrées à ces pays viendront heureusement combler ces lacunes.
Pour ne pas être injuste, il faudrait bien sûr évoquer tous les travaux qui composent cet ouvrage, et citer ses onze auteurs. C’est une entreprise impossible ici, et le mieux reste évidemment de vous dire combien la lecture de ce livre restera désormais indispensable à qui s’intéresse de près à l’histoire des révolutions et des espoirs trahis et assassinés. À ce titre, la répression qui a touché et souvent anéanti physiquement le mouvement anarchiste, en Russie, en Ukraine, en Espagne et ailleurs, est ici évoquée de manière parfaitement honnête, sans les caricatures grossières ou allusions perfides à son endroit, trop souvent présentes dans d’autres ouvrages prétendument sérieux. Que quelques-uns de ces auteurs aient opté en privé pour le camp de la démocratie parlementaire brocardée dans ce journal n’enlève rien à la vérité des faits évoqués dans ce Livre noir et n’ôte rien à l’ampleur de la tragédie qu’il décrit minutieusement.
Le stalinisme d’hier n’effacera pas celui d’aujourd’hui
Penser qu’il a pour but et qu’il aura pour conséquence de ternir l’idée même de changement social et de révolution relève encore une fois de ce simplisme binaire lié à ce machiavélisme intellectuel purement stalinien ayant fait tant de ravages et qu’on serait bien inspiré de ne pas reprendre à son compte stupidement, sans même avoir ouvert ce livre. Car, d’abord, c’est oublier un peu vite que le rejet des conceptions révolutionnaires et, parallèlement, l’attachement à la « démocratie pépère » étaient déjà très forts avant la parution de l’ouvrage en question, même si on peut le regretter. Car, ensuite, c’est une bien étrange et bien dangereuse conception que de vouloir gagner à la cause révolutionnaire des individus auxquels il faudrait cacher les sordides réalités du passé. Car, encore, condamner les saloperies monstrueuses du communisme, ce n’est pas accepter celles qui sont faites par d’autres, et être à nouveau invité à établir une hiérarchie entre elles et à choisir les prétendues « moins pires » relève d’une escroquerie intellectuelle encore vivace, inadmissible ici. Car, enfin, à reprendre de tels arguments, on conforte cette idée que les imposteurs criminels d’hier et leurs héritiers, qui tous à des degrés divers, prétendent toujours qu’une partie de ces crimes — dont l’élimination des anarchistes — reste justifiée par des nécessités historiques, demeurent aujourd’hui encore des camarades de combat fréquentables, séparés de nous par quelques détails théoriques sans grande importance, quand il est sûr, au contraire, que la pensée fondamentalement autoritaire qui les anime conduira nécessairement aux mêmes horreurs.
Nous avons tout à gagner, à l’inverse, à nous démarquer à jamais de ces « révolutionnaires » de pouvoir, à clamer haut et fort que notre projet social n’a rien à voir, ni dans les moyens ni dans les buts, avec ce que mirent sur pied des salauds intégraux, dont les descendants, n’ayant tiré aucune leçon véritable de ce qu’ils nomment pudiquement leurs « erreurs », se poseront à nouveau en ennemis irréductibles de nos désirs si nos forces et notre influence devaient prendre le pas sur les leurs. à moins, bien sûr, de considérer l’élimination féroce et systématique des forces politiques hostiles, la militarisation du travail, l’instauration de la terreur, l’ouverture de camps de concentration, la déportation, la famine programmée, la peine de mort pour enfants mineurs, etc., comme pouvant constituer à nouveau ce « mal nécessaire » des révolutions de demain… Il faut donc être bien peu sûr de ses propres convictions et de sa capacité à les faire partager pour se montrer à ce point sensible au chant pernicieux et cynique des sirènes décaties du néostalinisme, au point de croire que les lecteurs de ce livre peuvent devenir par là même des proies faciles pour les tenants d’un libéralisme impitoyable.
La cause plutôt que les effets
Sachons plus simplement reconnaître nos propres incapacités à convaincre et tentons d’y remédier, cela sera plus honnête et plus profitable à notre mouvement et à ses organisations. Sur ce plan, s’agissant du Livre noir, on invitera le lecteur à préférer, en guise de conclusion, ce qu’écrivait ici même le compagnon Jean, du groupe Maurice-Joyeux, qui, loin des conceptions quelque peu fantaisistes de Stéphane Courtois dans le texte final intitulé Pourquoi ?, mettait en lumière le défaut majeur de ce livre : l’absence de toute analyse du pouvoir, de sa conquête et de son exercice et de sa nature, dans lesquels sont enracinés les germes de tous les totalitarismes.
On entend dire souvent ici et là, depuis la parution de cet ouvrage, qu’un juste équilibre imposerait la publication d’un Livre noir du capitalisme. Quelle puérilité ! Et là encore, quel triomphe de la pesanteur stalinienne dans les cerveaux ! D’abord parce que depuis Qu’est-ce que la propriété ? et Le Capital jusqu’à L’Horreur économique ou, plus récemment, Ah Dieu ! que la Guerre économique est jolie, en passant par beaucoup d’autres, ce « livre » existe, même s’il n’a pas fait l’objet d’une compilation. Ensuite et surtout parce que la question sociale ne se résume pas, toute l’œuvre des théoriciens anarchistes le rappelle, à la lutte entre capitalisme et anticapitalisme. Bien au-delà de cette analyse à courte vue, ce qui importe est que s’établisse peu à peu, comme une confirmation des écrits pertinents de nos devanciers, un vaste Livre noir du pouvoir d’État et de l’Autorité, dont Le Livre noir du Communisme est un volet, à ranger, sur une même étagère, au côté des ouvrages cités. Sur le mur opposé continueront de figurer les œuvres constructives des penseurs libertaires, anti-autoritaires, qui nous parlent, eux, d’une révolution qui reste à faire, absolument étrangère à ce bilan totalement négatif qu’il est bien venu d’avoir établi…
Jean Robin