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Le triptyque de Lucas Belvaux : « Un Couple épatant », « Cavale » et « Après la vie »

Les Vérités, modes d’emploi

Le jeudi 30 janvier 2003.

Une comédie, un thriller politique et une tragédie, l’histoire de trois couples formant une entité cinématographique ambitieuse, à déguster à volonté dans l’ordre qu’inspirera votre humeur du moment 1.

Au début fut le verbe : Cavale, donne un portrait lucide de la génération des militants gauchistes, à travers un « terroriste ordinaire » Bruno Le Roux2 (Lucas Belvaux) qui s’évade après quinze ans de prison, le temps a passé et il se retrouve bien seul dans la lutte, s’entame pour lui une fuite en avant. Catherine Frot y campe le rôle de Jeanne, rattrapée par son passé de militante, avec une rare subtilité.

Après la vie est le joyau noir de la trilogie, le plus chargé en émotion. Il dépeint la coexistence d’un couple atypique : Pascal interprété avec gravité par Gilbert Melki, flic acheté par un mafieux, ancien gauchiste et dealer, et Agnès par Dominique Blanc, superbe dans une composition difficile et à facettes, d’une prof le jour et morphinomane la nuit. Il refuse de lui balancer Le Roux, plongeant sa femme dans la souffrance du manque.

Enfin on jubile au burlesque frénétique, subtil et réglé comme du papier à musique d’Un couple épatant. Alain, (François Morel), cache sa maladie à Cécile, (Ornela Muti), qui se croyant trompée demande à Pascal de découvrir la vérité. Quand un paranoïaque et une jalouse mélangent leurs peurs respectives, cela donne un vaudeville disjoncté et absurde.

Trois films rondement menés, mais ce qui fait surtout l’événement, c’est le projet théorique qui sous-tend cette trilogie.

Entre convention et invention

Que deviennent les personnages secondaires d’un film, quand ils entrent dans un autre ? Qu’est-ce qui fait qu’une même séquence peut être drôle dans un film et dramatique dans un autre ? Bousculer la vision linéaire de la trilogie apporte-elle un supplément de sens ?

Pour répondre à ces questions, Lucas Belvaux applique la classique règle de l’unité, dans un même lieu, au même moment, avec les mêmes personnages, mais subverti 3 par l’ordre de vision du spectateur, les registres différents et les protagonistes tantôt principaux, tantôt secondaires qui se croisent et se séparent pour continuer leurs propres trajectoires.

On voit comment une même scène a été vécue par les différents protagonistes, on la comprend différemment et parfois même on hésite à la reconnaître, tant le traitement, le contexte, le registre du film, l’angle de vue ou d’écoute qui peut la présenter tronquée, le montage, la mise en scène, le moment où elle est placée, peut la rendre nouvelle. On peut être à la place de celui qui sait et de celui qui ne comprend pas, de celui qui va agir et de celui qui va subir…

C’est que Lucas Belvaux manie le pinceau par différentes touches, tantôt en superposition de couches bien distinctes, offrant aussi bien la transparence de l’aquarelle que l’opacité de la gouache, mêlant une couche à la précédente, pour en former une singulière, parfois annihilant la première par l’ajout d’une autre, mais l’œil du spectateur entraîné capte parfois une trace, un détail par endroit, comme une réminiscence ou une mise en garde.

D’un film à l’autre un détail peut changer le déroulement d’une des histoires, qui paraissait pourtant inéluctable ! Comme si cette vue d’ensemble entremêlée permettait aux personnages de revivre les situations, dans un espace temps suspendu, comme une nouvelle vérité « libérée de toutes entraves ».

Vérités, mensonges et représentations…

Forment les différentes facettes de cette trilogie, selon les volontés et potentialités de chacun des personnages, l’espace, le temps, les films et leurs genres, les présupposés, les interprétations, l’imbrication des différentes couches et l’implication du spectateur.

Chacun est tour à tour…
 En représentations comme le sont les actes de Bruno qui se substitue à lui, comme Agnès qui joue sur l’estrade, son rôle de prof, comme la scène du débat sur la drogue où chacun est à sa place assignée, tient son discours attendu : le méchant flic, le médecin aidant et les profs de gauche ;
 En mensonges pour ne pas faire mal, pour sauver la personne qu’on aime malgré elle, pour ne pas se perdre, pour pouvoir survivre, pour ne pas affronter… la vérité ;
 En vérités, les siennes, celles de l’autre, des autres, cachées ou déclarées.

Peut-on se fier à ce que l’on voit, à ce que l’on croit ? Toute vérité est-elle bonne à dire, montrer, voir, entendre4 ? À trop chercher la vérité ne la perd-on pas, ne se perd-on pas ? La vérité est-elle importante pour elle-même ou pour ce que l’on en fait 5 ? La vérité dépend-elle des priorités que l’on se donne ? Cette trilogie offre plusieurs pistes aux personnages et au spectateur.

Quant à l’approche militante, comment s’accommode-t-elle de la vérité qui dérange ? En remettant en cause les présupposés, ou en mettant de l’eau dans son vin, ou en n’oubliant jamais qu’il y a des priorités et des rôles sociaux bien établis — et comme le dit un air bien connu « C’est reculer que d’être stationnaire, on le devient de trop philosopher » — ou bien encore en avalant des couleuvres avec du pain sec et de l’eau claire ? Garder son idéal intact, n’est-ce pas risquer de porter des œillères et de ne voir que ce que l’on veut bien voir, ou par le seul prisme de sa théorie ?

La solution serait-elle donc ailleurs, comme dans ces livres d’images où l’œil exercé peut en fixant un détail d’un tableau et en le dépassant atteindre une autre, une autre vérité ?

Sylvie Di Costanzo

1. Pour en savoir plus : les Cahiers du cinéma de janvier proposent un entretien très intéressant avec l’auteur et l’édition des scénarios.

2. Clin d’œil à Hervé Le Roux , auteur de Reprise, avec qui, il a joué dans On appelle ça… le printemps ? à noter dans le DVD, un doc sur la grève à l’usine de Vilvoorde.

3. Déjà dans son précédent film Pour rire ! il prenait un malin plaisir à redistribuer les cartes et à inverser les clichés du vaudeville.

4. Dilemme qui échoit à Anémone dans Pas très catholique de Tony Marshall, quand ses convictions et sa quête de vérité et de justice risquent de toucher un de ses proches.

5. Comme Caroline Ducey dans La cage d’Alain Raoust se confronte à la vérité des autres pour interroger son acte.