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Le Monde

La Face cachée du livre de Péan et Cohen

Le jeudi 15 mai 2003.

Un réponse à cet article d’un ancien compagnon est faite dans notre numéro 1322 du 29 mai 2003, par un autre salarié du Monde.



Le mouvement libertaire est resté silencieux dans une affaire qui a déchaîné les médias entre le 21 février et les premiers jours de mars, une sorte d’ouragan médiatique accompagnant la sortie du livre-réquisitoire contre le quotidien parisien dit de référence. En revanche, aux marges du mouvement, dans Charlie Hebdo, et sur France-Inter, lors de l’émission de Daniel Mermet, « Là-bas si j’y suis », les alter-mondialistes s’en sont donnés à cœur joie contre Le Monde. Que penser de cette affaire ?

Tout au long du bouquin de Péan et de Cohen, le vieux journal [1] en prend pour son grade : de référence incontestable dans les années 50-60, il serait devenu sous l’influence d’un trio maléfique [2], sorte de main noire corsico-trostko-libérale, une gazette sensationnaliste où sont immolées, en sa Une désormais redoutable et en couleur — insulte suprême à la tradition rigoriste —, les ennemis choisis du trio en fonction de critères totalement étrangers à l’objectivité historique supposée du quotidien. Le Monde serait donc gouverné par une logique étrangère à l’information neutre, une logique de pieuvre, de pur pouvoir sans morale, sans contrôle ni limite, bref, Le Monde doit être rabattu, abattu. Des culs bénits de La Croix, au libéraux-libertaires de Libé, ils s’y sont tous mis, et de taper sur la vieille bête blessée. Mais à qui profite l’agression ? Posons-nous la question ? Réfléchissons au sens de ce lynchage médiatique dont a été victime le journal pendant près de trois semaines, regardons d’où sont venus les premiers coups, et quelles idées se cachent sous ceux qui hurlent avec les loups ? L’ombre et la lumière, on connaît, on nous a déjà fait le coup plusieurs fois au cours de l’Histoire, le simplisme des bons du côté des deux humbles et honnêtes journalistes et de la mauvaise pieuvre papivore saute aux yeux.

Il ne s’agit ici nullement de résumer le livre, tout au plus d’apporter un éclairage particulier aux lecteurs, aux militants libertaires. Ils ont droit à un autre son de cloche que celui qui a résonné dans Charlie Hebdo, où, mis à part Michel Polac et Philippe Corcuff, la rédaction s’est visiblement rangée derrière le parti bourdieusien ultra-rigide [3].

Il y a, au sein de la collectivité humaine qu’est l’entreprise Le Monde, des militants et sympathisants libertaires dans toutes les catégories de personnel. Et ce livre est une injure, non seulement pour la direction du journal, mais aussi pour ses salariés, qui sont dépeints comme des profiteurs serviles qui bénéficient de vacances aux Seychelles et qu’on a muselés grâce à une laisse dorée. Et puis, quoi encore ? À quand la liste de Schinlder des salariés qui résistent et celle de ceux qui se soumettent au trio diabolique ?

Disons-le tout net : on n’introduit pas un débat dans une entreprise de presse en commençant par chercher à la détruire. D’autant plus que cette entreprise présente la particularité d’être majoritairement la propriété de ses salariés, et qu’en matière de démocratie sociale, de répartition de la plus-value générée, elle est, assez loin devant les autres, un modèle.

Écartons aussi d’entrée de jeu l’objection facile de connivence assujettie, ou de subjectivité alimentaire. Il y a d’autres lieux plus gratifiants et efficaces pour défendre Le Monde que d’écrire dans Le Monde libertaire. Pour « conserver » sa place, écrire dans Le Monde libertaire n’est pas un tremplin pour une carrière future. Mais quand il y a un tel écart entre l’image décrite dans un livre et la réalité vécue, réagir est un devoir. Faire usage de sa liberté de parole une exigence.

Rappelons d’abord d’où vient l’enquête-brulôt contre Le Monde ?

L’Express, contrôlé par Dassault, a commencé la campagne de promo du livre en publiant le 21 février les bonnes feuilles en avant-première, puis, le livre, est paru dans une maison d’édition contrôlée par le groupe Lagardère. Au-delà des opinions des auteurs, il faut noter que ce sont deux puissants groupes industriels de l’armement qui ont financé le travail de nos enquêteurs, mercenaires chevaliers blancs de la vertu journalistique.

Ce qui est visé derrière ceux qui sont visés ?

Après deux décennies de fragilité économique, Le Monde est en train de construire un groupe de presse indépendant et solide financièrement, pour garantir justement de n’être à la botte d’aucun marchand d’armes en particulier, d’aucun actionnaire unique et dominant, fût-ce un oligarque éclairé. Ce livre vise directement ce processus. Les groupes concurrents sont à l’affût. L’odeur du sang, ils ont l’habitude. Et la réussite de Jean-Marie Colombani, qui n’est qu’un journaliste aux yeux du milieu des affaires, inquiète et fait pas mal d’envieux. L’indépendance et la mesure de cet homme, alliée au dynamisme et au professionnalisme du bouillonnant Edwy Plenel, voilà l’attelage sur lequel les coups sont portés : il est au cœur de la réussite éditoriale incontestable du « nouveau » Monde supposé dévoyé en comparaison de l’ancien Monde en quasi-faillite supposé objectif. Réduire Le Monde à deux ou trois dirigeants, c’est oublier un peu vite les plus de mille salariés, journalistes, ouvriers, employés et cadres qui participent, construisent contradictoirement l’être vivant qu’est ce journal. Réduire la réalité tumultueuse d’un quotidien au glacis d’un système totalitaire dont l’horlogerie maléfique serait gouvernée par ce binôme adoubé au grand capital, via l’homme d’affaire libéral, Alain Minc est une insulte à l’intelligence. Que Plenel soit dur, parfois, que Colombani use des armes courantes chez les requins de la finance, parfois, bon d’accord. Et puis après ? Le Monde est un journal que chaque lecteur peut juger tous les jours à la lumière de ce qui est imprimé. Bien entendu, nous ne partageons les idées d’aucun de ces trois dirigeants, ni même les positions démocrates-sociales et libérales modérées défendues dans le quotidien. L’accumulation de haine dans ce brûlot détruit le propos de ces auteurs. Si l’exposé avait, de façon rigoureuse, dépassionnée et analytique, tenté de démontrer la thèse de ses auteurs, on pourrait parler d’un livre utile au débat d’idées, à la discussion sur les pratiques journalistiques, sur les relations entre politique, presse, et vie d’une entreprise, sur l’exercice du pouvoir aussi, et la fonction des contre-pouvoirs au sein d’une démocratie.

Le cœur du dispositif idéologique du livre

Il y a non pas deux (deux auteurs = deux livres) mais trois livres dans l’ouvrage : au premier plan, une série de faits et d’histoires qui se veut une enquête journalistique, au deuxième niveau, le ciblage des responsables identifiés avec tri sélectif des bons et des mauvais journalistes au sein du journal (les mauvais sous contrôle de Plenel et de Colombani, les bons, ceux qui résistent à la direction), au troisième plan, une idéologie, une sorte de ciment politique (le respect de la raison d’état et la défense des intérêts supérieurs de la France).

Les faits

Les affreuses affaires dans lesquelles aurait trempé la direction du Monde sont décrites avec force détails, dans un style très direct, et sont présentées sous formes de récits thématiques (un thème par chapitre). L’enquête semble avoir consisté à faire parler le maximum de témoins à charge qui avaient du ressentiment contre Le Monde et son actuelle direction. Le seul « hic », quand on connaît par le détail certains des dossiers traités, peut se décrire en trois mouvements :
 Les auteurs font preuve d’un esprit de « complot » caractérisé (paranos ?) et noircissent le tableau à outrance
 Les infos de base ne sont même pas vérifiées, croisées, avec une rigueur suffisante
 L’exposé est entrecoupé assez régulièrement de jugements de valeur et d’attaques personnelles

Il y a beaucoup de travail derrière ce livre, mais quantité ne rime pas avec qualité, même au niveau de la compilation factuelle.

N’y a-t-il pas de contre-pouvoirs au Monde ? Il suffit de se renseigner pour savoir qu’au moins trois forts pôles de contre-pouvoir existent bien au sein du quotidien : les sociétés de personnel, les syndicats et le CE, et le médiateur du Monde, qui, dans ses chroniques ne s’est d’ailleurs pas privé de critiquer la couverture du livre par le Monde lui-même.

Bien sûr, la direction du Monde n’est pas parfaite, et dans les colonnes du Monde libertaire, nous n’avons jamais manqué de dénoncer la dérive du pouvoir journalistique, comme de tous les pouvoirs médiatiques. Mais l’effet d’amplification et la mise en scène de ces dérives, la théorisation de certaines erreurs, leur transformation en système de gouvernement sont une parfaite forfaiture qui renvoie au système qu’elle prétend décrire et dénoncer : le procédé est « stalinoïde ».

Enfin, il est intéressant d’étudier le ciment idéologique, sorte de colonne vertébrale du livre. Le contre-pouvoir réel et palpable que constitue ce quotidien, ce groupe en devenir gène de nombreux intérêts. La collectivité humaine ainsi constituée, avec cette particularité qui consiste à n’appartenir à aucun groupe industriel, a être propriété (principale) de ses salariés est un mauvais exemple pour une partie de l’établissement politico-financier.

Derrière la charge contre le journalisme d’investigation à l’affût du scoop, discours qui pourrait paraître technique, discours en faveur d’un journalisme plus apaisé, plus respectueux des individus et de l’état, se cache une position de principe que Charlie Hebdo du mercredi 26 février présente en page 3, parlant du secret d’État : « Mieux vaut le secret (d’État) que le simulacre de la transparence ? », « Exactement », répond Péan. Et ce discours va plus loin : Plenel et Colombani, ainsi que Minc dans une moindre mesure, sont accusés de chercher à nuire à la France, « de jouer le dénigrement systématique de la France ». Nous y voilà : l’anti-France façon 2003, c’est eux. Le Corse, l’ancien trotskiste et l’homme d’affaire obligatoirement sans patrie.

La question est aussi posée aux lecteurs du Monde libertaire, même s’il n’y a pas ici que des amis du Monde : l’existence du Monde est-elle une garantie pour nous tous que la société dispose d’un outil puissant de contre-pouvoir face à l’État et aux puissances économiques dominantes ? L’indépendance du Monde, même si elle n’est pas parfaite, est aujourd’hui forte, et c’est elle qui est au cœur du débat. Avec un groupe de presse puissant, elle se renforce. Sans groupe autour du Monde, elle disparaît et avec elle la force du contre-pouvoir. La disparition du Monde serait-elle un progrès de la liberté d’expression ou une régression ? Les auteurs de ce livre auront contribué à salir et à décrédibiliser un journal, et cherchent clairement sa disparition, quoi qu’ils racontent en préambule.

Les libertaires peuvent penser qu’il s’agit d’un règlement de compte au sein de la presse bourgeoise et que ça ne les concerne pas : c’est possible. J’ai la faiblesse de penser qu’il faut éviter de hurler avec les loups, car demain, nous risquons d’être leur victime.

Ramon Sanchez


[1Le Monde existe depuis le 19 décembre 1944.

[2Jean-Marie Colombani en est le directeur du journal, Edwy Plenel en est le directeur de la rédaction, Alain Minc est président du conseil de surveillance et président de la société des lecteurs du Monde.

[3Philippe Cohen a fait partie du comité de campagne de Jean-Pierre Chevènement.