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Les Habits neufs du vieux « Monde »

Le jeudi 29 mai 2003.

Le milieu libertaire n’a pas pour habitude de s’attarder sur les polémiques qui agitent, parfois spectaculairement, le petit monde de la presse bourgeoise. Nous avions pourtant publié un article sur « l’affaire » Péan-Cohen-Le Monde. Ce qui fit réagir vivement un autre salarié de cette institution colombanienne.



C’est à un étrange plaidoyer en faveur du quotidien de révérence que Ramon Sanchez se livre, dans le numéro 1320 du Mondelibertaire celui-là —, sous le titre « La Face cachée du livre de Péan et Cohen ». Étrange parce que la critique raisonnée d’un ouvrage qui défraya la chronique cet hiver méritait autre chose que la reprise, sous une forme à peine édulcorée, du discours indigné de son célèbre trio d’accusés (Edwy Plenel-Jean-Marie Colombani-Alain Minc). Étrange parce que son auteur, tout aussi indigné, voit dans cette Face cachée du « Monde », de Pierre Péan et Philippe Cohen, une injure faite aux salariés du quotidien vespéral des marchés, et parmi ceux-ci — merci pour eux, qui n’en demandaient pas tant ! — aux quelques « militants et sympathisants libertaires » qui participent de cette « collectivité humaine ». Étrange parce que l’attachement non dissimulé que le signataire de ce mémoire en défense semble porter à la noble entreprise qui l’embauche et à la direction qui le dirige n’est pas coutumier — et c’est heureux — dans les pages d’une publication anarchiste.

Si « le mouvement libertaire est resté silencieux » sur le copieux libelle de P. Péan et P. Cohen, ce que paraît lui reprocher R. Sanchez, c’est sans doute qu’il n’avait rien à en dire, ou plutôt rien de bien original, rien de spécifique, et que ses publications sont plus naturellement enclines à s’intéresser aux nombreux livres dont Le Monde (des livres) ne dit mot qu’à ceux qui, parfois malgré lui, font sa « une » ou celle de ses concurrents. De là à déceler dans cette discrétion un renoncement à défendre une « vieille bête blessée », victime d’« un lynchage médiatique » et de l’« agression » de deux mercenaires à la solde de Lagardère et de Dassault, c’est pousser le bouchon un peu loin. Surtout quand, sans rire, le reproche s’accompagne d’un superbe et ridicule « réagir est un devoir », comme si Plenel était Dreyfus, Colombani la République menacée et Minc la vertu outragée.

De quoi s’agit-il ? D’un livre à charge, commis par deux journalistes — dont l’un fut régulièrement encensé par Le Monde pour ses précédentes enquêtes, particulièrement celle portant sur la jeunesse d’un ancien monarque — qui regrettent visiblement un âge d’or où le gothique quotidien beuve-méryen méritait, pensent-ils, sa réputation. Bien sûr, la nostalgie naïve qui prélude à l’entreprise de démolition est l’évidente preuve de l’inculture politico-historique des deux Rouletabille — on n’est pas journaliste impunément… —, mais elle n’obstrue pas la pertinence de certaines questions, parfois mal posées, sur l’exercice, les jeux et les abus de pouvoir du quotidien de l’Opinion légitime et du prêt-à-penser libéral (mais régulé…). À ce jour, les dénégations de son trio de direction — grosso modo relayées, voire amplifiées, par les différents « contre-pouvoirs » rédactionnels et syndicaux de la « maison de verre » — n’ont pas répondu sur le fond à l’essentiel de l’argumentaire de La Face cachée du « Monde », à savoir l’abyssale contradiction entre le moralisme éditorial qu’il professe et les douteuses pratiques politico-financières qu’il admettrait et que révèle l’enquête de Péan et Cohen. Que la justice (bourgeoise) suive son cours…

L’acte d’allégeance est, en soi, assez peu libertaire. Celui qui nous occupe relève, lui, de la pure connivence. Comment qualifier autrement une telle ode a-critique à l’entreprise Le Monde, « modèle de démocratie sociale et de répartition de la plus-value générée » (entendez par là réduction de l’effectif — ouvrier et employé — par consentement mutuel, fonds commun de placement et, le cas échéant, c’est-à-dire de plus en plus rarement, prime d’intéressement) ? Comment y voir autre chose que l’expression quelque peu servile d’un inconditionnel admirateur de son « indépendant et mesuré » patron, doublée d’une extatique fascination pour son « dynamique, professionnel et bouillonnant » directeur des rédactions ? Les « libertaires » du Monde en resteront sans doute pantois, même si la réserve de rigueur sur « les positions démocrates-sociales et libérales modérées défendues dans le quotidien » prétend marquer la différence du signataire, comme l’anodine allusion à la « dureté » de Plenel et la discrète référence à l’usage des « armes courantes des requins de la finance » par Colombani.

Passé l’accablement que provoque sa lecture, la prose de R. Sanchez offre cependant un indéniable intérêt. Elle révèle le niveau de collusion idéologique que certains salariés de cette entreprise peuvent entretenir avec leur direction. Elle explique aussi cet étrange réflexe de citadelle assiégée que La Face cachée du « Monde » a fait naître au 21 bis, rue Claude-Bernard. À bien le lire, ce livre, pourtant, on s’apercevra que les épinglés sont en très petit nombre, puisqu’il concentre principalement ses coups sur le couple Colombani-Plenel et quelques-uns de leurs affidés. Y voir une attaque en règle lancée contre « les plus de mille salariés, journalistes, ouvriers, employés et cadres qui construisent contradictoirement — comme l’écrit hardiment R. Sanchez — l’être vivant qu’est ce journal », c’est tout bonnement participer de la ligne de défense établie par ceux qui y sont visés et qui exigent de leurs ouailles la solidarité collective au nom d’un prétendu intérêt général. C’est, dans le cas qui nous occupe, se lier pieds et poings à des enjeux politico-économiques qui échappent aux salariés. C’est ramer pour le capitaine, avant d’écoper quand la galère prendra l’eau. C’est le discours de la servitude volontaire. Plus on monte dans la hiérarchie, plus on l’intègre, « libertaire » ou pas. C’est connu, et c’est pourquoi le « refus de parvenir » demeure — ou devrait demeurer — un des axes centraux de la pratique libertaire.

Alain Rollat, ancien responsable de la section SNJ-CGT du Monde — qu’il a quitté en 2001 —, commentait sobrement La Face cachée… dans un hebdomadaire « citoyen » : « Même quand vous êtes journaliste depuis quarante ans, il y a parfois des vérités que vous ne voulez pas voir, parce qu’elles jurent trop avec les visions raphaéliques que vous avez entretenues et qui ont fini par noyauter votre conscience. » Cette conscience noyautée s’exprime assez bien dans cette croyance professée par R. Sanchez selon laquelle « l’existence du Monde [serait] une garantie pour nous tous que la société dispose d’un outil puissant de contre-pouvoir face à l’État et aux puissances économiques dominantes ». Un acte de foi, en somme. Laissons le croyant attendre la lumière divine, et offrons-lui ce proverbe chinois : « Ce n’est pas sous la lampe qu’on y voit le plus clair. »

Quant à son ultime référence — apocalyptique celle-là — aux « loups » qui s’en seraient pris à l’« indépendant » porte-voix pour le faire disparaître et, ainsi, nous menacer tous, elle est finalement la preuve d’une indéniable confusion mentale quant aux enjeux du temps. Preuve aussi que R. Sanchez s’occupe un peu trop de la bonne marche de son entreprise et ne lit pas assez le produit qu’elle diffuse. À le faire, il saurait, sans être « bourdieusien ultra-rigide », que ce pourvoyeur de débats démocratiquement biaisés, ce pourfendeur d’« archaïsmes » et de « corporatismes », ce défenseur invétéré de la globalisation heureuse (mais régulée…), ce laudateur du culturel chic et toc, ce contempteur de fascismes inexistants et ce propagandiste du métissage « libéral-libertaire » véhicule très précisément les valeurs que réclame le nouvel ordre marchand, autrement dit le capital à son stade actuel d’accumulation. Les habits neufs du vieux Monde, en somme. Cette donnée de base, R. Sanchez ne l’a pas davantage comprise que les auteurs de La Face cachée… Ce Monde-là est d’abord et encore une marchandise, dont la valeur est conforme à l’esprit du temps et nécessaire à son époque.

Le saisir, c’est voir Le Monde tel qu’il est. Le reste relève de l’illusion. Beuve-Méry est bien mort (paix à son âme !) et Colombani-Plenel-Minc sont la parfaite incarnation de ces temps modernes où la démocratie de marché fait bon ménage avec la révolution « sociétale » et le « citoyennisme » policé. Que R. Sanchez y trouve sa place, c’est son affaire. Pour ce qui me concerne — et sans pseudonyme —, c’est ailleurs, on l’aura compris, que je me situe.

Freddy Gomez