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« Niki et Flo » de Lucian Pintilie

Le jeudi 30 octobre 2003.

« Et que se passe-t-il quand, après l’euphorie collective provoquée par la suspension apparemment définitive des catastrophes, très vite, un autre enfer se reconstitue, spontanément, à partir des débris de l’enfer précédent ? Et quand à ce nouvel enfer, on ne peut même plus opposer le bouclier d’autrefois, celui de l’humour noir ? »

Lucian Pintilie, à propos du film Trop tard



Auteur d’un cinéma fidèle « fanatiquement fidèle à la vérité [1] », Lucian Pintilie avait atteint avec L’Après-midi d’un tortionnaire le summum du dépouillement. Une certaine tristesse et une lancinante monotonie aussi. Pintilie est loin de la désinvolture du Géorgien Otar Iosselliani, où les tortionnaires rigolent et font rigoler — en apparence. Lucian Pintilie, après sa trilogie de l’Espoir perdu (La Reconstitution, Le Chêne, (Trop tard) confronte l’évolution de son pays, la Roumanie, aux changements survenus dans son regard : « Dans mon malheureux pays, le mal s’est fixé, il semble définitif, inamovible. J’ai cessé de le commenter. De le dynamiter. Je le regarde avec un dégoût froid, avec horreur [2] », On se demandait ce que mijotait le puissant dénonciateur des injustices, dont les films donnaient régulièrement des nouvelles de l’après Ceaucescu… Eh bien, il aiguisait ses armes, il les chargeait d’humour. Le brillant dénonciateur des abus de toutes sortes, du tribunal de l’absurde dans La Reconstitution, 1969, du cynisme de fonctionnaires déshumanisés, de la lutte des classes au fond d’une mine, revient avec un film drôle, en Kafka joyeux, avec une comédie grinçante : Niki et Flo, programmé par la Quinzaine des réalisateurs à Cannes.

Niki, colonel à la retraite, a marié sa fille au fils de son ami Flo, il est très attaché à sa fille et n’approuve pas leur départ pour l’Amérique. Son fils musicien est victime d’un accident stupide, un court-circuit. À son enterrement Flo, maître des cérémonies, filme l’événement comme un reportage vidéo, « volant » — ça sera le terme toujours utilisé par Lucian Pintilie — à Niki et à sa femme leur chagrin et leur émotion. Dans leur vie banale, Flo ne cesse, par des provocations, de leur retirer tout ce qui leur est cher. Ainsi, d’escalade en escalade, Niki se sent dépouillé de tout ce qui fait sa dignité. Le jour de la fête de l’Armée, Niki se rase de près, met son uniforme, saisit un marteau et traverse la rue pour régler son compte à Flo.

C’est un film féroce, où l’humour sert de mise à distance nécessaire. Film surprenant qui épingle les travers de la médiocrité ambiante.

Heike Hurst : Vos films ont marqué, de La Reconstitution au Chêne, en passant par Un Été inoubliable, etc. N’y a-t-il pas des points communs avec Niki et Flo, en particulier dans cette relation très tendre entre le père et sa fille, le père dans le Chêne était un haut gradé de la Securitat, leur relation ressemble à celle que Niki, le colonel, entretient avec sa fille ?

Lucian Pintilie : Permettez-moi de vous corriger, ce n’est pas un ancien du régime, ce n’est pas un profiteur du régime, comme était le père de la fille dans Le Chêne, cela n’a aucun rapport avec les gens qui ont profité. Lui, Niki, a été fidèle — d’une manière très simpliste, très naïve — à la Roumanie, en tant que militaire. Il a été un fonctionnaire très, très correct. En général, il y a une petite tendance pour politiser le film Niki et Flo : le seul discours politique du film — un peu ridicule —, c’est le discours de Flo, au moment où il explique comment le fils clarinettiste est mort.

Il fait un discours politique pro américain… sur le bon matériel, aux États-Unis, vous n’allez pas trouver ça ! C’est le seul discours politique naïf, ridicule du film. J’ai une tendresse spéciale pour ce film. Niki est totalement en dehors de la politique, il est le produit de la politique. Moi, j’ai fait une chose très simple qui m’a énormément excité : raconter autrement un crime. Pourquoi la banalité ne pourrait-elle pas être la condition (à l’origine) d’un crime, pourquoi ne pourrait-on pas commettre un crime dans la plus grande banalité ? Je propose donc une autre lecture des crimes.

Mon personnage est spolié par un autre. C’est un binôme Niki et Flo. Flo vole tout, à partir du vol de l’« enterrement », jusqu’à la « carnavalisation » finale, quand en plus on se moque de Niki, en lui volant les derniers restes de dignité, en le poussant vers l’humiliation la plus terrible, on lui vole (on le dépossède) tout. Il n’a qu’une seule réponse qui se construit lentement du début jusqu’à la fin du film.

D’une manière très inconsciente et très banale, j’ai construit autrement un crime ; par exemple, si l’on vivait à l’intérieur de cette histoire, on ne pourrait pas comprendre que Flo est coupable. Dès qu’on s’éloigne, on arrive à comprendre que moralement, il doit payer pour cette façon exécrable de voler Niki, de le dépouiller. Il le paye d’ailleurs d’une manière grotesque, marqué par l’humour noir… le marteau… (il rit).

Heike Hurst : Le pansement en forme de croix l’a déjà désigné comme victime !

Lucian Pintilie : Il suggère, il faut me tuer, c’est difficile de ne pas le tuer quand on voit cette croix parce que même si toutes les choses sont confuses dans la tête de Niki, elles se clarifient tout de suite dès que la croix va apparaître (sur la tête de Flo).

Par là, je veux dire qu’il y a deux histoires différentes. Quand on lit à l’intérieur de cette réalité du film, quand on est voisin, quand on est parent, fils, fille des deux, on ne peut pas comprendre pourquoi on l’a tué. Dès qu’on s’éloigne, même un enfant peut dire, mais pourquoi on ne le tue pas, celui-là ? Quand on s’éloigne, cela devient une histoire très claire, avec une nécessité qui se construit inexorablement.

Heike Hurst : Pourquoi votre acteur préféré, Razvan Vasilescu, joue-t-il Flo, l’homme à éliminer, ça vous amusait ?

Lucian Pintilie : Un acteur doit jouer tout ce qu’on lui propose. Ce qui m’intéresse, c’est de faire des variations. Il y a d’énormes différences entre tous les personnages qu’il a joués chez moi. Un grand comédien doit faire ça sans discuter. Vous avez très bien deviné, ça m’a beaucoup amusé.

Heike Hurst : J’aimerais citer cet auteur allemand qui appelait son recueil Vor den Vätern sterben die Söhne (Les fils meurent avant les pères de Thomas Brasch), comme ici, le fils de Niki meurt bêtement, alors qu’il est encore très jeune…

Lucian Pintilie : La banalité récupère, reprend ses droits. Ce n’était pas quelqu’un de surdoué, c’était quelqu’un de très banal, quelqu’un qui jouait de quatre instruments comme ça, utilisant même ses narines… C’est une image un peu tendre et ridicule. Au lieu de devenir un personnage funambulesque et génial, il est resté quelqu’un dont le pouvoir n’était que d’amuser les gens à la noce. Lui, Niki et même Flo, ce sont tous des personnages moyens, même médiocres.

Niki est un peu différencié, parce qu’il a une idée fixe, il faut que la réalité corresponde à ce qu’il ressent. Dès qu’il y a une rupture, seul un crime peut rééquilibrer tout. Il est différent. On va tout de suite attribuer ce crime à la folie. Or il n’est pas fou. Ce que je veux expliquer. Quelqu’un qui prend tout sur lui, assume tout… — dans vingt minutes, la police va arriver — mais qui ne le fait pas suite à une crise de folie. Flo a humilié toutes les dignités possibles. « Il a fait exploser la conscience de la dignité », comme disait Dostoïevski. Or, ça, il faut le payer. Quelles sont les conséquences ? ça ne compte pas.

Heike Hurst : Vous amenez la perception de cela par de très petites choses, par exemple, la carte postale qui arrive d’Amérique où Niki est scandaleusement oublié…

Lucian Pintilie : Vous avez bien saisi, c’est la carte postale qui déclenche tout, c’est la goute qui fait déborder le vase. C’est à ce moment précis qu’il tombe, c’est aussi une preuve de l’humour noir.

Heike Hurst : Niki et Flo, c’est comme une nouvelle veine, l’humour noir qu’on vous connaissait déjà devient ici le mode narratif, nourrit le registre de la comédie légère…

Lucian Pintilie : Je crois, j’espère, c’est très positif et très bien pour moi. L’humour, c’est une preuve de jeunesse.

Heike Hurst : Le mariage de la fille de Niki avec le fils de Flo est théâtralisé à l’extrême, le son, le bruit, c’est une théâtralisation éprouvante à regarder pour Niki, mais aussi pour le spectateur, le bruit, l’agitation, les cris… la vidéo…

Lucian Pintilie : Il y a aussi une chose qui provoque : l’image, presque de la pornographie, de l’inceste, qui est très provocante… En ce qui concerne l’autre, je pense à Flo, il paie aussi pour ses rêves de créateur, il se prend pour un grand créateur, alors qu’il n’est absolument rien. Je me moque un peu de moi-même. Qu’est-ce qu’il représente, Flo, et de quoi je me moque ? Il représente le metteur en scène, il fait tout le temps de la mise en scène.

À partir de la première scène, qui est le premier « vol », celui de l’enterrement. Même avant, quand il arrange la position des jambes dans la voiture, quand il réorganise les tables, les bouquets de fleurs, il fait tout le temps de la mise en scène. Pour ça, il faut payer. Même Hinkfuss chez Pirandello, ce personnage est éliminé. Il y a une haine contre le metteur en scène. C’est aussi un sentiment très fort chez Niki, de vouloir l’éliminer. Puisque l’autre a usurpé (une place, sa place), l’a écrasé par la force.

Heike Hurst : Le Chêne… Quand je pense à ce film, il y avait une radicalité exceptionnelle dans la construction des deux personnes centrales, d’ailleurs encore une fois merci pour ce personnage joué par Maia Morgenstern, alors que dans Niki et Flo, les femmes sont très conventionnelles…

Lucian Pintilie : Non, elles ne sont pas conventionnelles, elles sont des femmes médiocres : elles n’ont pas la dimension, ni du rôle dans Le Chêne, ni de la comédienne, non, ce sont de bonnes comédiennes. La dimension du rôle, l’autre, (Nela, joué par Maia Morgenstern), c’est une folle, une visionnaire qui veut tout brûler, elle n’aime absolument rien. Tandis qu’ici, nous parlons de femmes qui sont très conventionnelles du point de vue social. Les personnages, esthétiquement, elles ont la même vérité que le personnage de Maia (Nela, dans Le Chêne).

On ne parle pas en termes de réel, on parle en termes esthétiques, transposés esthétiquement, elles ont la même authenticité. À cette adresse-là, on ne trouve pas des personnages comme elle, Nela (Maia Morgenstern) : ça n’existe pas, il faut chercher Le Chêne, numéro 13…

Heike Hurst : ça veut dire qu’elles sont devenues des femmes comme ça ?

Lucian Pintilie : Non, pas du tout, elles sont mortes… d’un cancer. Elles n’existent plus. Ce sont des personnages extraordinaires. Des personnages consumés.

Heike Hurst : La liste des livres devait prouver quoi, la stupidité de Flo ?

Lucian Pintilie : Oui, mais il faut connaître les bouquins. C’est une façon de penser, ce sont les limites de quelqu’un qui croit qu’il est très évolué, c’est pour ça ; même la façon dont il débite le discours philosophique… C’est quelqu’un qui a lu beaucoup de magazines, genre Kant à la portée de tous. Il a l’ambition de parler à un niveau plus subtil, plus profond : il dit les banalités les plus dégueulasses.

Donc, c’est pour caractériser son vide intérieur et le fait qu’il est prétentieux et stupide. Est-ce qu’il faut payer avec son crâne pour ça ? Il accumule les arguments. Rappelez-vous, le regard de l’autre (Niki) pendant qu’il lui fait cette théorie philosophique, c’est vraiment Kant à la portée de tous. Tu passes à l’autre partie où la vie et l’œuvre de Kant sont expliquées en trois pages…

Heike Hurst : Pourquoi Flo est-il vraiment l’homme à abattre et pourquoi, en plus, il est à ce point dégueulasse avec sa femme, alors que Niki est charmant avec son épouse et sa fille ?

Lucian Pintilie :

Parce qu’il y a des hommes adorables, puis il y a les dégueulasses, c’est aussi simple que ça. Mais lui, Flo, c’est un barbare qui ne sait pas se comporter avec sa femme. Si vous êtes à l’intérieur de cet espace, vous allez suivre le personnage, vous êtes spectateur, vous ne pouvez pas vous rendre compte de cette goujaterie. C’est une subtilité du film : Kundera dit ça très bien, la littérature ne s’occupe pas du réel, mais des événements, de la carte de l’existence. Le crime de Karamazov n’a jamais existé que si l’on regarde de loin ; si on est à l’intérieur on n’arrive pas à le comprendre. Ce crime, personne ne va le comprendre, seulement en s’éloignant on va comprendre.

Heike Hurst : Comment vivez-vous aujourd’hui en Roumanie ? Par rapport aux rêves de vos personnages ?

Lucian Pintilie : Mes rêves n’ont aucun rapport avec leurs rêves à eux. Je vis admirablement bien en Roumanie, parce que je travaille tout le temps. J’ai une grande maison au bord d’un lac et je ne fais que travailler à partir de 6 heures du matin, j’écris un bouquin, je vais commencer un autre livre, je ne me rends pas compte que je suis en train de mourir, voilà ce que je fais.

Heike Hurst : Alors, vous êtes un homme heureux !

Lucian Pintilie : Non pas du tout, ah, non, je suis un homme très complexe, sur le plan de vivre heureux et malheureux, je suis très complexe, non, je ne suis pas du tout un homme heureux… ça serait terrible de ne pas travailler, c’est le seul malheur.


[1Pintilie, cité par Jean-Luc Douin, Télérama, nº 1115, 1971.

[2Pintilie, dans un entretien pour la sortie de Terminus Paradis, « mon premier film d’amour ! » 1998.