Accueil > Archives > 2004 (nº 1342 à 1380) > 1347 (19-25 févr. 2004) > [Debout les damnées de la terre]

Debout les damnées de la terre

Le jeudi 19 février 2004.

Difficile d’écrire sur le féminisme et les classes sociales car les paradoxes ne manquent pas. En voici un : le mouvement féministe a revendiqué sa spécificité de groupe de femmes tout en combattant les hommes qui voulaient singulariser ce groupe (désigné comme biologiquement différent, il était alors censé avoir « naturellement » un destin social et économique différent).



Les femmes comme groupe social, c’est donc une lutte contre les camarades hommes qui n’ont pas su, pas voulu reconnaître les femmes comme sujets historiques, obnubilés qu’ils étaient par cette classe du prolétariat promise, elle, à un grand avenir. Mais c’est aussi l’histoire d’une lutte interne au mouvement féministe lui-même.

Sexe biologique… sexe social… « classe » des femmes

Aborder le rapport entre classes sociales et féminisme nécessite, en premier lieu, de revenir sur ce qui est une évidence en matière de rapports de classe et une idée à défendre en matière de féminisme.

Qui dit classes sociales, dit rapports sociaux entre des individus, des groupes, aux intérêts différents, souvent antagonistes. Ces rapports forment un système et aboutissent à une logique d’organisation sociale pouvant être étudiée de façon théorique, présentant un caractère d’abstraction et de généralité. Cela dit, il ne s’agit, ou il ne devrait pas s’agir pour autant d’un système monolithique dont l’histoire suffirait à le définir une fois pour toutes en dehors de sa dynamique et donc de ses variations dans l’Histoire et dans le temps. Mais tant que les études — sociologiques et politiques — ont posé comme postulat l’existence d’un préalable biologique à tout rapport social (les femmes formant a priori un groupe spécifique dans toute société), il a été impossible de faire émerger ce qu’il y avait de construction sociale dans les rapports de sexe. Les analyses très novatrices du Mouvement de femmes des années soixante-dix ont apporté un acquis fondamental pour contrecarrer les conceptions naturalistes d’avant.

Elles ont également permis de mettre au jour l’historicité des rapports de domination, d’oppression hommes/femmes dans l’espace et dans le temps, et d’appréhender ces rapports comme quelque chose faisant système et pouvant être théorisés et étudiés dans ses généralités. Il semble donc intéressant de parler de rapports sociaux en matière de rapports hommes/femmes. Cela permet de dépasser les analyses naturalistes qui conduisent vite au fatalisme dans le sens où on ne voit pas l’intérêt qu’il y aurait à lutter contre quelque chose qui relève de l’ordre de la nature. On arrive alors à la notion de sexe social, on définit l’individu social suivant son sexe.

Mais ça permet aussi d’ancrer le féminisme dans une réalité et une dynamique sociales plus larges.

En effet, admettre qu’il y a une construction sociale des rapports de sexes, c’est d’abord nommer l’oppression des femmes par les hommes, en un mot mettre au jour le système patriarcal, les rapports sociaux construisant des individus en groupes opposés, antagonistes et hiérarchisés, eux-mêmes producteurs de rapports sociaux : il y a donc à la fois permanence de structures stables et changements, évolutions des rapports.

Identifier le système patriarcal, comme l’avaient fait les marxistes pour la lutte des classes dans le système capitaliste, c’est déjà se donner les moyens de combattre une logique qui ne doit rien au hasard. Les rapports de sexes relevant d’une construction sociale, il est évident que les intérêts caractéristiques, spécifiques du groupe des femmes ne sont pas seulement déterminés par leur sexe social et vont donc entrer en relation avec la réalité sociale plus large.

[…] Parler de sexe social, c’est mettre au jour le système patriarcal qui fonctionne comme le système capitaliste, c’est-à-dire avec des groupes antagonistes, des classes aux intérêts divergents. Cela dit, les deux systèmes n’évoluent pas comme des courants parallèles qui ne se rejoindraient jamais. Au contraire, il y a interaction permanente des deux systèmes ce qui rend la notion même de « classe des femmes » en partie — et en partie seulement — inopérante.

Femmes au travail… Femmes dans le travail…

Les années soixante-dix ont eu le privilège d’être à la fois témoins d’une floraison de groupes politiques, fondés sur la lutte des classes, et de l’émergence du Mouvement de libération des femmes.

Avant même d’étudier le rapport entre ces deux mouvements, il n’est pas inintéressant de s’arrêter quelques instants sur la place des femmes dans la société de l’époque.

L’émergence d’un Mouvement de libération des femmes a correspondu à une période de plein emploi. Les femmes ont alors cumulé un travail marchand (pour lequel on retrouvait les repères de classes sociales traditionnels) et un travail non marchand, dans l’entretien domestique de la sphère privée. Elles échappaient ici aux repères socioprofessionnels et sauf pour celles qui faisaient faire leur ménage par des femmes de ménage (et non des hommes de ménage d’ailleurs, sauf dans le très célèbre sitcom américain Madame est servie), seul était pris en compte leur sexe.

Il faut donc bien commencer par nommer cette classe des femmes qui travaillent et ont toujours travaillé dans l’ombre. Elles constituent une classe en ce sens qu’elles forment, numériquement parlant, un groupe social tout à fait significatif, qui a sa place déterminée dans la société, et entre dans un rapport marchand avec un groupe de dominants : les « patrons » de la sphère privée (maris, concubins, frères, pères).

[…] Quittons maintenant cette « classe voilée » pour revenir dans la sphère du travail marchand. Il y a dans ce domaine une difficulté à concilier les deux grilles d’analyse que sont, d’un côté, l’analyse antipatriarcale et, de l’autre, l’analyse anticapitaliste. Par exemple, dans une optique marxiste, le travail salarié est perçu comme aliénant. Au contraire, dans une optique féministe, il est vécu comme libérateur. L’explication de cette divergence est simple : pour les premiers, l’aliénation vient du rapport dominant/dominé dans la sphère du travail.

Pour les secondes, la libération vient de cette possibilité que donne le travail salarié d’échapper aux rapports de domination dans la sphère privée. Il s’agit bien là de savoir quelle classe sociale on prend en compte, et avant même, quel groupe social on reconnaît.

Femmes de ménage ou ouvrières d’usine se retrouvent paradoxalement plus libres dans ce semi-esclavage salarié que lorsqu’elles dirigent leur sphère domestique. Si à oppression maximale correspond appartenance première, fondamentale, alors, sans aucun doute, la classe des femmes est plus vaste et plus réelle que la classe ouvrière.

Les femmes vendent leur force de travail (et semblent rejoindre la sainte classe ouvrière marxiste) pour échapper à l’aliénation familiale, institution qui contient par essence la négation de l’individu « femme ».

Autre conséquence de cette lecture différente : la féminisation de certains emplois.

Ce ne serait pas un problème si ce phénomène ne s’accompagnait pas d’une baisse de salaire, tandis que la masculinisation d’autres secteurs entraîne une plus-value de ces secteurs. Cela veut dire que la classe dominante sait jouer sur le système patriarcal et utiliser la sexualisation des emplois à son profit ; alors qu’en face l’analyse marxiste ne voit qu’un rapport salarié/employeur asexué.

De plus, l’habileté de la classe dominante à prendre en compte les salariées se retourne contre elles.

Différents discours politiques servent alors une même cause : le retour de la femme au « sweet home » (salaire parental, allongement du congé de maternité, attribution simplifiée de temps partiels…). […] Ainsi, la prise en compte du travail non marchand effectué par les femmes dans la sphère privée sert pour leur attribuer en priorité des temps partiels, précaires, sous prétexte de leur donner plus de facilités pour s’occuper de leur famille. […]

Féminisme et mouvements politiques : je t’aime moi non plus

De là le douloureux rapport (de classe !) entre le(s) mouvement(s) féministe(s) et le(s) mouvement(s) politique(s).

Ces difficultés sont issues des années soixante-dix, des ruptures ou au contraire des rapprochements que le mouvement féministe a pu faire avec l’échiquier politique.

À l’intérieur du mouvement féministe, il y avait plusieurs tendances qui avaient toutes des positions différentes sur cette notion de classe de femmes. Précisons tout de suite que de nombreux groupements prenaient un peu de plusieurs tendances. Disons également que le mouvement féministe s’inscrivait dans une réalité sociale et qu’il a donc changé avec l’évolution plus générale de la société et du mouvement politique.

[…]

 Une grande orientation du mouvement féministe était portée par des féministes révolutionnaires. Elles défendaient l’idée que les femmes appartenaient à une même classe sociale à l’intérieur d’un système spécifique, le patriarcat, fondé sur la domination des femmes par les hommes. Ces féministes ont très vite opéré une rupture avec le marxisme car l’ennemi principal n’était pas, selon elles, le capitalisme, mais un type hiérarchique de rapports sociaux où les hommes sont impliqués en tant qu’acteurs de cette oppression (c’est ce que nous avons nommé « sexe social » dans la première partie).

C’est encore aujourd’hui une orientation possible du féminisme. Dans cette optique, le terme de « classe sociale » est à prendre comme strictement équivalent à la « classe sociale » dans l’anticapitalisme. Elle sera chargée des mêmes devoirs que le prolétariat.

[…]

Il est clair que cette grille de lecture questionne sur la place et les rapports d’un tel mouvement au reste de la société. Du patriarcat comme ennemi principal au patriarcat comme seul ennemi, le pas peut être vite franchi.

[…]

 Autre grande orientation féministe : la tendance lutte des classes. Pour elles, le capitalisme demeurait un ennemi politique.

Il y avait donc collaboration avec l’extrême gauche pour mener à bien cette lutte anticapitaliste. En parallèle, il y avait une lutte spécifique contre le système patriarcal.

[…]

Lorsque le mouvement social des années soixante-dix est retombé, les militantes ont fait le choix soit de lutter spécifiquement dans leur organisation politique mixte, soit de rejoindre des groupes féministes qui subsistaient çà et là en laissant tomber leur organisation politique.

Dans l’état actuel des choses, c’est peut-être cette orientation (il semble difficile, vu la disparition d’un mouvement social féministe, d’utiliser un autre terme que celui d’orientation) qui connaît le plus de problèmes, et dans ses luttes et dans sa réalité.

Première problématique : celle de l’intégration, et à quel prix ?

En effet, mener une lutte féministe de façon spécifique à l’intérieur d’une organisation plus globale pose le problème de la reconnaissance de cette lutte. Les femmes se trouvent confrontées à la thématique de la « lutte des classes », de l’anticapitalisme, comme objectifs prioritaires de l’organisation.

Le sujet historique étant alors masculin, surtout lorsque le pouvoir est détenu par les hommes de l’organisation, leurs revendications spécifiques entrent en contradiction avec les revendications plus globales.

Ici aussi la terminologie a son importance. En effet, bien souvent, figer l’expression de « classe sociale » dans une définition qui lui donne un rôle historique qui va au-delà de la réalité sociale, c’est refuser l’existence d’autres groupes sociaux (tels que celui des femmes) puisqu’eux ont une réalité sociale certes mais pas de « vocation » politique. Alors, malheureusement, c’est souvent en taisant leur identité sociale, leurs revendications féministes, que ces femmes arrivent à rester dans leur organisation parce qu’on ne peut pas mettre l’idéologie en danger au nom d’une lutte qui n’est qu’un tout petit bout de la lorgnette !

[…]

Aujourd’hui, comme il y a cent ans, l’économie privée et publique est gérée suivant une logique patriarcale qui n’a jamais été désignée comme l’oppression majeure par les organisations politiques. Comment nous fondrions-nous dans une lutte des classes qui voit s’opposer des hommes ayant par ailleurs exactement la même organisation dans leur gestion de la sphère privée ?

Toutes ces questions sont bien entendu conditionnées par la réalité. Peut-être y a-t-il des périodes où on peut se payer le luxe de négocier sa reconnaissance ?

Peut-être sommes-nous dans une période où parler de classe de femmes permettrait de redynamiser un mouvement de femmes qui se sentirait uni par la même lutte contre le patriarcat et se sentirait aussi porteur d’un rôle historique.

Voilà quelques questions que pose la problématique du féminisme et des classes sociales.

L’histoire des dernières années tend à montrer la constance de la non-prise en compte dans les organisations politiques d’un groupe social de femmes. Et ce, quelle que soit la terminologie adoptée par les féministes elles-mêmes.

Lorsqu’elles parlent de classe de femmes, elles sont clouées au pilori comme traîtresses à la cause.

Lorsqu’elles tentent de s’intégrer aux organisations politiques mixtes, elles sont laminées et doivent le faire en renonçant à leur existence de groupe spécifique ayant un rôle et partageant le pouvoir dans l’organisation à égalité avec leurs camarades.

Il semble évident que les féministes ne doivent pas attendre le lendemain du Grand Soir (comme elles ont bien fait de ne pas attendre en 68) pour exister. Sans doute que leur reconnaissance passe par une organisation parallèle qui imposerait le rapport de forces d’un groupe contre d’autres, d’une classe contre d’autres.

Sûr aussi qu’elles ne doivent pas se laisser enfermer dans l’urgence de la lutte des classes qui fait que toute analyse différente est vécue comme une trahison ou une menace dans l’organisation qui, elle, poursuit de nobles buts !

Muriel et Jeanne


D’après un article publié au début des années quatre-vingt-dix dans le numéro 0 de RAS, revue d’anarchisme social. Muriel et Jeanne étaient alors militantes du groupe Milly Witkop de Nantes et membres de la commission Femmes de la FA.