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« Je suis antiraciste, mais… »

Le jeudi 26 février 2004.

« Quelle horreur, ces pochetrons qu’on ramasse évanouis dans les caniveaux ! » s’écrient en chœur les alcooliques qui ne sont jamais « tombés si bas ». Cette différence spectaculaire leur permet de nier leur propre dépendance, les dégâts tout aussi réels infligés à leur organisme. Même déni chez les racistes « modérés ». Ils ne sont pas comme ces gros bœufs qui n’hésitent pas à claironner : « Si je vote Le Pen, si je vomis nègres et ratons, c’est parce que je suis incapable de tolérer la différence ! »

Or, cette variété de racistes est quasiment une vue de l’esprit. La grande majorité préfère avancer des explications : « Je suis raciste parce que… » (objectivement, les immigrés sont inférieurs et dangereux), « Je ne suis pas raciste, mais… » (objectivement, les immigrés sont inférieurs et dangereux), « Je suis antiraciste, mais… » (les immigrés ne m’y aident pas et je vais vous détailler en quoi objectivement, ils sont inférieurs et dangereux).

Ces derniers temps, les médias font de gros efforts pour fournir de nouvelles justifications. Délinquance, machisme, terrorisme, intégrisme religieux, etc. Faux débats, montés de toutes pièces pour détourner l’attention des méfaits du gouvernement ? Évidemment ! Sans compter qu’en période de crise, les boucs émissaires sont toujours les bienvenus… Mais quels que soient leurs mobiles, cette peur savamment inoculée ne reste-t-elle pas imprimée dans beaucoup d’esprits ?

Tendez l’oreille autour de vous, lisez la presse, toutes tendances politiques confondues : malaise garanti. Les pamphlets radicalement antiracistes se raréfient, les propos xénophobes se généralisent, se banalisent, y compris dans des milieux qu’on aurait pu croire épargnés. Les Arabes y tiennent toujours une place de choix. Voleurs, violeurs, violents, feignants, profiteurs, machos, comploteurs, fanatiques… On a toujours raison de vouloir s’en débarrasser : même quand on ne sait pas pourquoi, eux, ils le savent !

Certains journalistes (pas tous, loin de là !) prennent la peine de préciser qu’« il y en a aussi des bien », que la belle société française a peut-être sa part de torts… Mais après ce léger bémol (quelques lignes au plus), suit souvent une ou plusieurs pages qu’on pourrait résumer ainsi : « Arabes = danger ». Danger pour les femmes, la laïcité, la liberté, la sécurité, la culture et les valeurs françaises, la démocratie, etc. Enfoncez-vous ça dans la tête !

Non contents de surinterpréter la situation actuelle, les médias dressent un tableau apocalyptique de ce qui « nous » attend (« Nous », les vrais français) si on « les » laisse faire. En général, on accuse les Blancs d’actes réellement commis ; les autres, de ceux qu’ils « pourraient » faire. Dans leur cas, le doute ne doit jamais profiter à l’accusé. À tares égales, double peine dans tous les domaines : légal, social, politique et médiatique !

Si on « les » laisse faire, serine la presse, ce sera le début de l’escalade : les banlieues deviendront des zones de non-droit, « ils » nous imposeront leurs lois, à l’école et dans tous les lieux publics, lapideront et exciseront impunément…

En admettant que certains extrémistes aient des velléités dans ce sens, ont-ils le pouvoir de modifier le Code pénal de l’État français ?

Revenons un peu à la réalité des faits : cette future classe dominante, ces barbares au sang impur qui « viennent jusque dans nos bras égorger nos filles et nos compagnes » sont impuissants à empêcher les discriminations au logement et à l’emploi, les contrôles au faciès… et pour beaucoup, tout simplement, à obtenir des papiers ! En France, le taux de chômage est trois fois plus élevé chez les étrangers non européens. 42 % des jeunes de 22 à 29 ans dont les deux parents sont nés en Algérie sont chômeurs (contre 11 % des autres). Les « Français d’origine étrangère [1] » sont carrément sous-représentés dans les médias, en politique, etc. Et, en parlant d’impunité, ont-ils le pouvoir de faire condamner les flics qui commettent des bavures racistes ?

Comme au temps de la guerre en Afghanistan ou au Kosovo, la propagande de cette guerre civile programmée ne recule devant aucun moyen : exagérations, mensonges, amalgames, manipulation des chiffres, chantage à la compassion et à la terreur, grands airs de vertu outragée (nous, les champions de la liberté ; eux, des sauvages arriérés à éduquer de gré ou de force).

Et comme en période de guerre, les réfractaires se font traiter au mieux de naïfs, au pire de collabos ; les conflits sociaux sont oubliés afin de faire front « tous ensemble », au nom de la « République en danger ».

La nature humaine étant ce qu’elle est, on a toujours de bonnes raisons de haïr n’importe quel peuple : il suffit de trouver le bon éclairage. La situation des femmes est sans doute moins catastrophique en Occident que dans certains pays d’Afrique ou du Moyen-Orient ; mais nos charmantes démocraties sont en train d’écraser, d’asservir et d’exploiter une bonne partie de la planète… Celle-là même qu’on accuse de nous menacer, par le terrorisme ou l’invasion sournoise !

Par ailleurs, peut-on ignorer que s’en prendre aux dominants n’a pas les mêmes conséquences que d’enfoncer les dominés ? Les Blancs ne risquent ni discrimination, ni sanctions collectives. N’oublions pas que les lois racistes ne font pas le tri entre bons et mauvais « étrangers ».

Objection souvent entendue : doit-on s’abstenir de critiquer Noirs et Arabes, sous prétexte qu’ils sont aussi des victimes de la société ? Non, sans doute. Mais dans leur cas, quoi qu’en prétendent les médias, les excès vont rarement dans le sens de trop d’angélisme. Entre « ne jamais attaquer » et « les attaquer de préférence, longuement, sans répit et à l’unisson », ne peut-on trouver de proportion plus équitable ?

Si au moins la résistance antiraciste était à la mesure de ce matraquage ! Hélas, je crois qu’on paye le prix de décennies d’antiracisme cornichon… Pour mériter d’être défendues, les victimes devaient rester irréprochables en dépit des pires injustices. Quand il a bien fallu admettre que certaines étaient infréquentables, les antiracistes « angélistes » se sont trouvés totalement déstabilisés. Avant d’exiger la justice sociale, les opprimés devaient d’abord tous se changer, jusqu’au dernier, en citoyens modèles — à la rigueur, en bandits d’honneur ou en militants éclairés. N’est-ce pas à nous, anarchistes, de continuer à affirmer que là n’est pas la question ? Quoi qu’ils fassent, même gentils et « intégrés », aucun gouvernement ne leur accordera jamais l’égalité économique et sociale ; l’État français ne peut les tolérer que sous forme d’esclaves qui rasent les murs ; aucune loi ne peut guérir les maladies générées par ce système, inégalitaire par nature ; la seule véritable issue, c’est un changement global et radical de société.

OK, me direz-vous, mais que faire en attendant la révolution ? Au moins, tâcher de limiter les dégâts, et ne pas hurler avec les loups.

Car la situation, déjà pas brillante, des « Français d’origine non européenne » pourrait aller en empirant. Multiplication des contrôles et des violences policières, aggravation des discriminations sociales et des sanctions pour les auteurs de « petits délits » (du genre : attroupement dans un hall d’immeuble), expulsions de plus en plus nombreuses et arbitraires, etc. Le terrain aura été bien préparé pour que de telles mesures suscitent un minimum d’indignation ! Indignation déjà très molle, ainsi qu’on a pu le constater à l’époque des lois Sarkozy. La peur de l’Autre est un monstre bien plus facile à réveiller qu’à rendormir une fois pour toutes…

Sylvie Picard est militante du Groupe libertaire d’Ivry, Fédération anarchiste.


[1Comment les nommer, puisqu’il faut bien indiquer le motif du rejet dont ils sont victimes : immigrés ? étrangers ? Un maximum sont nés en France ! Mais si on se contente de parler « des Français que haïssent les Français », sans préciser, le propos risque de devenir un tantinet nébuleux ! « Français d’origine ceci ou cela » devrait constituer un moindre mal-disant, mais c’est long, lourd et laborieux…