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« The Dreamers » de Bernardo Bertolucci

Le jeudi 1er avril 2004.

« L’état de la conscience politique actuelle m’atterre tellement qu’à la lecture des souvenirs d’étudiants à Paris, en mai 1968, j’ai voulu me servir de la caméra comme d’une machine à remonter le temps. » Bernardo Bertolucci, 2 septembre 2003



J’ajouterais pour ma part que Bertolucci s’est servi de la caméra aussi comme d’une machine à remonter, ou plutôt à revisiter, la cinématographie. The dreamers est avant tout un film pour cinéphiles, un hommage passionné et « rêveur » d’un cinéaste au cinéma, le vrai, celui qui nous émeut et nous oblige à réfléchir.

Bertolucci se sert donc de cet art pour poser, ou reposer, la question fondamentale sur l’engagement politique : le spectateur éveillé va ainsi être obligé de réfléchir et, dans le meilleur des cas, de faire un état des lieux de son propre engagement.

Nous sommes au début de mai 1968. Un étudiant américain Matthew rencontre devant la Cinémathèque Théo et Isabelle, frère et sœur, faux jumeaux. Les trois adolescents se lient d’amitié et vont vivre ensemble ce mois de mai dans l’appartement des parents partis à Trouville.

Dehors, éclate la révolution, commencée devant la Cinémathèque avec les manifestations des cinéphiles suite à l’expulsion de Henri Langlois, son directeur, décrétée par le ministère de la Culture.

À l’intérieur de l’appartement, les trois jeunes vivent la leur, celle de trois adolescents en butte à la société, à l’autorité parentale injustifiée (Théo en parlant de son père : « Le fait que Dieu n’existe pas ne l’autorise pas à prendre sa place »), la guerre du Vietnam, la révolution culturelle de Mao, la sexualité imposée et, d’une manière générale, contre le système socio-politico-économique.

Le huis clos est double : celui de l’appartement en tant qu’espace filmique et celui de Théo, Matthew et Isabelle enfermés dans leur rêves de cinéphiles et d’adolescents en quête d’identité.

Le film prend à vivre avec eux, l’espace filmique devient celui de l’évolution personnelle des trois jeunes tandis que mai 1968 demeure constamment à l’extérieur, posé comme un immense hors-champ.

Tout cinéphile connaît la force terrible d’un hors-champ, et celui là est, à mon avis, absolument magistral !

On éprouve une sorte de frustration à ne pas voir à ce point, et cela ne fait qu’augmenter notre désir de descendre dans la rue nous aussi. Une seule fois Matthew et Isabelle feront une courte excursion dans ce hors-champ, le temps d’aller au cinéma, partager un verre dans un bistrot et regagner l’appartement. Ils verront ainsi une gigantesque pyramide de déchets de toute sorte, signe concret de la révolte sociale. Puis, devant les postes de télévision d’un magasin d’électroménager, des images de grévistes et des affrontements avec la police.

Puis il y aura une introduction violente du hors-champ dans l’espace filmique : un pavé jeté par les manifestants fera éclater une vitre et sortira brutalement les trois jeunes de leur sommeil. Ils viennent de vivre leur dernier « rêve », blottis sous une tente dressée dans le salon par Isabelle (sublime hommage à Alexandre Nevski d’Eisenstein !), leur dernier jeu d’ados en quête d’amour.

Et les voilà dans la rue, eux aussi ! Enfin !

Matthew, qui tout au long du film aura affiché une certaine retenue, une méfiance face à la liberté de pensée, d’expression et d’actes des deux jumeaux, essaiera là aussi d’être raisonnable et cherchera à retenir Théo auquel un manifestant a tendu un cocktail Molotov.

« À quoi servira ton geste ? Vous lancez un coktail Molotov contre la police et elle va vous charger, il y aura des morts, des répressions, c’est sans fin. C’est le fascisme qui est dans cette bouteille ! »

Mais Théo ne l’écoute pas et, en traînant sa sœur à l’abri derrière une voiture, allume la mèche et lance la bouteille. La police charge. La scène est montrée au ralenti. Les flics à l’abri des boucliers avancent vers le spectateur puis disparaissent : restent quatre blindés, phares allumés vers le spectateur, qui éclairent un sol humide et jonché de gravats. Arrêt sur ce plan tandis que la voix de Piaf chante : « Non, je ne regrette rien. » Le générique défile.

Il est clair que mai 1968 devient un prétexte. Cela aurait pu se passer au G8 de Gênes en 2001, ou maintenant devant le mur dressé par Israël, ou bien en Irak, en Afghanistan ou ailleurs… Ce qui compte est réveiller le spectateur et l’inciter à réfléchir devant une situation donnée. À réfléchir, mais aussi à agir. Et pas forcement avec un coktail Molotov, cela va de soi.

Il serait intéressant de comparer ce film avec le Conformiste (1970) dans lequel Bertolucci porte à l’écran l’histoire de Marcello Clerici qui, en 1937, obéissant aux ordres supérieurs, se rend à Paris pour tuer un leader antifasciste exilé, tout en sachant qu’il s’agit de son ancien professeur.

Autrement dit, pour ne pas céder au conformisme des hommes ordinaires, et donc à l’acceptation passive et/ou opportuniste du monde tel qu’il se présente, il faut en quelque sorte sortir de ses rêves et devenir Théo !

Il est clair que la fin du film fonctionne comme un coup de poing en plein estomac et nous renvoie au premier choc, celui de la première séquence du film : par un long travelling descendant, Bertolucci nous fait parcourir l’architecture de la tour Eiffel et, là, immédiatement, le cœur du cinéphile se met à battre très fort car le ton du film est donné tout de suite. Et puis, comment ne pas penser au travelling du début de la Notte de Michelangelo Antonioni ?

Ainsi commence ce voyage magique à l’intérieur de la cinématographie, à travers les citations d’extraits, les jeux auxquels se livrent les trois ados dans l’appartement (magnifique scène de Théo filmé en plan américain de profil trois quarts qui se masturbe à genoux devant la photo de Marlène Dietrich dans l’Ange bleu collée au mur de sa chambre), les réflexions sur le cinéma (Keaton est-il mieux que Chaplin ? ou encore : « Les cinéastes sont des criminels et les films des crimes », dit Matthew dans la baignoire en regardant Théo à travers le trou de mousse obtenu en soufflant entre ses mains) mais surtout, à mon avis, à travers la manière de filmer de Bertolucci : avec ses plans, on se sent encore plus « dedans ».

Splendide la ballade nocturne des trois jeunes le soir même de leur rencontre. Ils sont filmés de dos. Ils marchent le long des quais humides. Puis à la question de Matthew : « Tu es née à Paris ? » Isabelle répond : « Oui, sur les Champs-Élysées, et mes premiers mots ont été New York Herald Tribune » et, là, Bertolucci nous offre pour notre bonheur absolu la scène avec Jean Seberg et Belmondo dans À bout de souffle !

Souvent, les citations filmiques sont montées en alternance avec la scène réelle « refaite » avec les trois jeunes (je pense à Bande à part de Godard, scène du Louvre et à Queen Cristina de Mamoulian avec Greta Garbo) et alors le plaisir devient absolument immense !

Valérie Erba