Ainsi, Chirac vient de décider, après de longues et tortueuses réflexions, cet acte de haute stratégie politique : la dissolution de l’Assemblée nationale.
Ainsi, l’ensemble de la classe politique vient de faire connaître sa satisfaction de voir avancé au 25 mai ce triste rendez-vous de la démagogie érigée en mode de gouvernement : les élections. Bien sûr, quelques-uns dénoncent une manipulation politicienne opérée par le gouvernement Chirac. Mais, dans l’ensemble, tous font preuve de leur satisfaction et s’affirme prêts au « combat ».
Ceci appelle de notre part plusieurs réflexions.
Nous ne pouvons que constater la méthode de gouvernement qui consiste à laisser courir des bruits sur une éventuelle dissolution, à jouer sur la rumeur, puis, alors qu’aucun motif d’intérêt général hormis ceux de la classe politique ne la justifie, à annoncer cette dissolution. Manière de créer le besoin en quelque sorte, jusqu’à ce que quelque sondage favorable à la dissolution vienne « confirmer » la « volonté » du pays de dissoudre l’Assemblée.
Pourquoi la dissoudre maintenant ? Les élections n’ont toujours été, et ne pourront être, qu’une machine à casser les luttes sociales. Or, le développement depuis de longs mois de luttes sectorielles (Renault, maîtres auxiliaires, aviation, sans-papiers, médecins, routiers, cheminots, traminots, chômeurs, luttes contre les réductions d’effectifs, luttes contre les fermetures de classes…) pouvait laisser craindre au pouvoir à plus ou moins brève échéance un nouveau mouvement social d’envergure. Cela d’autant plus qu’approche le moment du passage à la monnaie unique et que les « critères de convergence » de Maastricht imposent à nouveau une « rigueur » accrue, de nouvelles coupes dans les budgets sociaux, de nouvelles privatisations de services publics. Il est donc indispensable pour les prétendants au pouvoir de faire face aux échéances avec une « légitimité électorale » accrue.
Le pouvoir était en mesure jusqu’à présent, malgré la grande faiblesse de son assise dans l’opinion, de laisser traîner en longueur certains conflits (maîtres auxiliaires, sans-papiers, médecins…) jusqu’à l’essoufflement. Les luttes à venir ne seront sans doute pas du même tonneau.
La mise ne œuvre d’une flexibilité au niveau européen et mondial, la mise en concurrence directe de tous les secteurs industriels, publics et parapublics, la nécessité au nom de la théologie ultralibérale de réduire la charge des services publics ne se fera pas sans douleur. Et déjà, des initiatives de luttes au niveau européen se font jour face à toutes ces agressions des possédants contre ceux qui ne vivent que de leur travail ou de la protection sociale : marche contre le chômage, Vilvorde… Il n’est pas impossible que d’autres surgissent : aviation, Télécom, santé… L’éducation n’échappe pas à cette logique. Le ministère a réussi jusqu’à présent à amadouer l’ensemble des organisations dites « représentatives » de l’enseignement supérieur en ce qui concerne la réforme à venir dès septembre. Et on sait à quel prix : concertation publiques de pure forme, négociations d’arrière-cour, promesses de sinécures pour les représentants syndicaux et associatifs (ainsi le projet de réforme ne propose-t-il pas moins que la rémunération des acteurs de la vie associative et syndicale universitaire et des dérogations officielles de redoublement pour les militants syndicaux qui échoueraient à leurs examens…). Et pourtant, malgré le peu d’envergure de cette réforme, plusieurs axes fondamentaux sont mis en place : accroissement de l’autonomie financière des universités, développement de la mise sous tutelle des cursus universitaires aux intérêts directement patronaux (stages diplômant faiblement rémunérés), mise en concurrence des universités françaises entre elles (logique qui devra se traduire à terme au niveau européen), réduction de la protection sociale des étudiants (réforme des aides sociales en un fond unique, pour l’instant à volume constant)… Les universités devront trouver seules les moyens de tourner et les étudiants le moyen de financer leurs études.
Comment les étudiants, quand ils se retrouveront face aux effets directs de la réforme, pourront-ils l’accepter ?
Autre domaine, mêmes effets. À très court terme, après toutes les attaques dont elle ont été victimes, la Sécurité sociale et les retraites vont se retrouver à nouveau dans la tourmente. Nous ne rappellerons jamais assez que le « trou » de la sécu n’est qu’une arme du libéralisme, une machine de guerre dont il s’est muni pour casser le système de protection sociale. Rappelons tout d’abord que ce fameux « trou » serait intégralement rempli par les impayés patronaux et étatiques à la sécu. Rappelons également que les difficultés de la sécu ne sont pas dues à une évolution démographique ou technologique (en ce qui concerne l’évolution des techniques médicales) mais à des volontés politiques et économiques. Que la source de ces « déficits » n’est pas le vieillissement de la population mais d’une part l’affolant développement du chômage, qui prive l’institution d’une importante partie de ses ressources, d’autre part les ponctions sur les cotisations retraites au régime général de leurs employés ! Il s’agit d’une mise en concurrence directe d’un système de profit avec le régime plus ou moins mutuelliste actuellement existant qui, rapidement, va faire plonger son budget dans le rouge. Et l’on se plaindra à nouveau des difficultés des retraites. Et l’on reparlera à nouveau de rigueur, et les fonds de pension s’en retrouveront renforcés. Et ainsi de suite. Jusqu’à ce que des retraites décentes, voire somptuaires, ne soient plus que l’apanage de celles et ceux qui pourront se les payer. Les autres crèveront.
Pour la gauche, les élections viennent à point nommé alors que la campagne pour un front républicain a atteint son point d’apogée à Strasbourg. D’autre part, elle aura tout autant que le gouvernement besoin d’une légitimité parlementaire, une fois au pouvoir, pour canaliser à son tour le mécontentement populaire. Rien ne serait pire pour elle que d’arriver au pouvoir en pleine période d’agitation sociale : elle aurait été contrainte, durant la campagne électorale, de faire des promesses en la matière, promesses qu’elle est absolument incapable de tenir, tant son intégration dans la politique libérale est grande. Qu’aurait-elle à proposer qu’elle puisse tenir ? Une rigueur moins douloureuse, mais une rigueur quand même. Une restructuration plus douce des services publics, mais leur casse quand même. Des lois Pasqua-Debré plus consensuelles mais des lois Pasqua-Debré quand même. Ou pis : une politique de quotas, dont le caractère ethniciste, pour ne pas dire raciste, n’échappe à personne. Un capitalisme plus soft enfin, mais le capitalisme quand même. L’assentiment donné par la gauche au plan Juppé en novembre 1995 témoigne du curieux sens des services publics et de la modernité de la gauche, qui se réjouissait de l’action « réformatrice » du gouvernement Juppé.
Il faut donc, pour les forces de pouvoir, canaliser les luttes sociales actuelles et fourbir ses armes pour celles à venir. Ce sera le premier rôle des élections législatives : couper court à tout débat de fond, de transformation sociale dont les mouvements sociaux peuvent être porteurs. Ainsi, l’un des premiers effets de la mobilisation « antifasciste » de la gauche aura été, au niveau national, de déporter le débat initialement sur le racisme d’État (les lois racistes), ouvert par les sans-papiers et la mobilisation contre la loi Debré, sur le thème de la nécessaire alliance du pays contre l’hydre fasciste à venir. Exit donc le débat sur le boulevard ouvert au FN par les lois racistes des différents gouvernements de droite et de gauche.
Par la suite, un gouvernement paré de toute la « légitimité » républicaine pourra à nouveau frapper le mouvement social en toute impunité, comme le fit le gouvernement Juppé à un rythme effréné de mai à décembre 1995.
La montée du FN sera-t-elle enrayée par le front républicain auquel appellent de tous leurs vœux les responsables politiques ? Rien n’est moins sûr. En effet, quelle réponse apporte un tel front aux causes de celle-ci ? Aucune. En matière de chômage, dont on ne rappellera jamais assez qu’il n’a pas de solution dans le système capitaliste, ce dernier fait tout pour augmenter sa productivité et « dégraisser » son personnel. Le signe de bonne santé d’une entreprise en termes capitaliste (la montée de ses actions en bourse) n’est-il pas précisément sa capacité à virer son personnel alors même que ses profits sont au maximum ? L’exemple de Danone-Seclin, dont l’usine doit être fermée malgré les bénéfices du groupe, est éloquent. Quant à Renault, le coût du plan social de Vilvorde et de plus de 3 000 emplois en France est exactement le montant du déficit annoncé cette année chez Renault. Cherchez l’erreur !
Aucune solution en matière d’immigration : la plupart des partis se trouvent enfermés dans la logique qui sous-tend la démagogie du FN : le racisme différentialiste : chacun chez soi. Que ce soit suivant « l’immigration zéro » (régulière ou irrégulière), variante de droite de cette politique, ou suivant « la France ne peut accueillir toute la misère du monde », sa variante de gauche, personne ne remet réellement en cause la racine du mal : l’accusation faite à l’immigration d’être responsable d’une « crise » (seuls les pauvres payent) dont les responsables sont l’État et le capitalisme. Il est ainsi troublant de constater que, malgré les divers témoignages de sympathies envers les sans-papiers dont on fait preuve les partis politiques, ces derniers se refusent à reprendre leur exigence principale : la régulation globale de tous les sans-papiers et l’abrogation de toutes les lois anti-immigrés.
Aucune solution n’est apportée non plus dans ce front républicain aux tares congénitales de ce régime : la délégation de pouvoir et comme corollaire la corruption des mandataires. Peut-on prétendre lutter contre le FN en défendant précisément ce que ses électeurs abhorrent : la République ? Plutôt que défendre un régime dont les mots d’ordre « Liberté-égalité-fraternité » ne trouvent aucune réalisation hormis dans celles de la population elle-même (soutien populaire aux mouvements de grève, aux sans-papiers…), il faut songer à réformer ou abattre un tel régime.
Réformer le régime est impossible. La délégation de pouvoir est l’abdication de la liberté de chacun entre les mains de représentants sur lesquels tout contrôle de la base est impossible. Ces « mandataires » ne sont porteurs d’aucun mandat hormis leur vague programme électoral. Et, comme disait Charles Pasqua (qui s’y connaît en la matière) : « les promesses n’engagent que ceux qui y croient ». Ils ne sont pas révocables. Et on le comprend puisqu’ils ne sont soumis à aucune obligation de résultat. Tout le mode de contrôle se résume à d’informes campagnes électorales où la démagogie de l’un affronte la démagogie du concurrent.
D’autre part, les « mandataires » ne sont pas l’émanation de la « volonté populaire ». On l’a vu en notant que le peuple n’est pour rien dans l’élaboration des programmes électoraux. Les candidats ne représentent au mieux qu’eux mêmes, mais bien plus généralement leur parti et leur classe : la bourgeoisie. Quand bien même un candidat serait issu du peuple (tel un Bérégovoy), une fois élu, il est intégré dans la machine d’État. Il devient non représentant du peuple mais du pouvoir. Donnez une once de pouvoir à un individu sur une collectivité donnée, fut-il le plus honnête et le plus dévoué à ceux qui l’ont placé dans cette position, et, tôt ou tard, l’objectif principal de son action ne sera pas la mise en œuvre des volontés communes de ses électeurs mais bien la défense de son propre pouvoir. Parfois avec les meilleures intentions du monde, l’élu étant persuadé que son idée est la meilleure. Souvent, l’éloignement des intérêts populaires est tel que l’élu finit par confondre ses intérêts propres avec ceux de la collectivité. Et, si on tient à rémunérer ses capacités en monnaie sonnante et trébuchante, où est le mal ? Un individu n’est corruptible et cette corruption n’offre un quelconque danger pour la collectivité que si cet individu a pouvoir sur la collectivité. Inutile donc de compter sur un quelconque homme providentiel (Le Pen, de Villiers ou autre…) pour lutter contre la corruption. L’avidité même de pouvoir est la première des corruptions.
Certains politiques développent l’idée, face à cette situation, de la mise ne œuvre de la « participation » de la population à la démocratie, au retour régulier des élus devant la base. Notons tout d’abord que cette « démocratie participative » ne concerne que la politique locale, à l’instar de ce qu’avait annoncé le candidat Mauroy lors des municipales. La défiance non envers les élus mais envers les électeurs est donc l’idée maîtresse de cette politique : nous sommes bien trop immatures pour nous occuper constamment de ce que font nos « représentants » nationaux. La gestion de la Cité et tout particulièrement de l’État est une affaire de professionnels.
De plus, ces assemblées de quartier ne servent bien souvent, à l’égal des référendums nationaux, que de boîte d’enregistrement des décisions prises par la municipalité ou l’État. Au mieux, elles servent à donner des idées à un pouvoir qui en manque cruellement, et qui peut ainsi les arranger à sa sauce.
Enfin, nous avons dit plus haut que, une fois élus, les candidats étaient intégrés au pouvoir. Ils ne font plus partie du peuple mais de ceux qui le dirigent, des classes qui ont toujours soutenu et soutiendront le pouvoir d’État contre la société : la bourgeoisie et la bureaucratie. Ils sont antagoniques des intérêts de tous et de chacun pour ne plus représenter que ceux de leur classe ou « l’intérêt supérieur de l’État ».
Si la montée du FN n’est pas enrayée et ses idées éradiquées, nous courrons à la guerre civile. Ceux qui prétendraient éviter cette dernière par de simples joutes électorales et le report des voix sur le candidat le « moins mauvais » se trompent lourdement. La présence même de ce parti qui tente de s’incruster de plus en plus chaque jour dans le corps social est, et sera immanquablement encore plus, cause d’affrontement entre Français et étrangers, entre partisans du repli nationaliste, chauvin et identitaire et ceux de la solidarité humaine contre leurs exploiteurs. Le FN est fauteur de guerre ! Pour l’extirper de la société française, il faut arracher les racines mêmes de ce mal : l’exploitation de l’homme par l’homme. Tôt ou tard, s’il est assez puissant, il s’attaquera de front à ceux qui lui résistent.
En conséquence, nous appelons une fois de plus à rester en dehors de cette sinistre comédie et à activer toujours plus, surtout dans cette période, les luttes sociales. Comme aux présidentielles de 1995, le mouvement social doit faire preuve de son énergie et de sa totale indépendance vis-à-vis des stratégies politiciennes. Et il semble bien qu’il en prend le chemin : les grèves en cours dans l’aviation et les chemins de fer, Renault Vilvorde sont des signes encourageants. La marche européenne contre le chômage entamée il y a quelques jours ne se suspendra pas non plus pour complaire aux candidats.
Abstention et lutte sont nos mots d’ordre de toujours. Plus que jamais, nous apporterons notre soutien aux sans-papiers en lutte, aux chômeurs en révolte… L’heure n’est pas à l’abdication de notre pouvoir d’individu entre les mains de politiciens mais au contraire à la prise en main de notre destin, directement. L’heure est à la globalisation, à la conjonction des luttes sectorielles autour d’un objectif précis : abattre le régime. Les sans-papiers n’obtiendront pas satisfaction de leurs revendications indépendamment de la lutte contre les volontés réactionnaires de la bourgeoisie ultralibérale et/ou fasciste. L’heure n’est pas aux élections mais à la construction de la révolution. Agir au lieu d’élire.
Notre objectif : la construction d’une société d’individus libres, égaux et solidaires. Cela passe par l’abolition de la propriété privée des moyens de production, la mise en œuvre de la propriété collective de ceux-ci et l’autogestion. Cela passe par l’abolition de l’État et la construction du fédéralisme sur les cellules sociales autonomes (quartiers, villes, villages, usines, entreprises, associations… au sein de fédérations de quartiers, de communes, de régions, d’industries, de consommateurs, d’associations…) sur la base de la décision collective des individus et le mandatement éventuel d’exécuteurs des volontés collectives sur un mandat précis (une tâche à exécuter) élaborée par celle-ci, exécuteurs révocables à tout moment en cas de non-exécution du mandat. Cela passe par l’abolition des garanties données par l’État aux propriétaires et capitalistes : droits de propriété, droit d’héritage, police, armée… Cela passe par l’abolition du salariat qui enchaîne l’employé à son patron. Cela passe par une rationalisation commune du travail qui abolisse le chômage (en tant qu’exclusion d’individus de la possibilité de concourir à la production ou à la vie sociale, et donc, en régime salarié, de jouir de revenus décents) tout en réduisant drastiquement la durée du travail de chacun. Cela passe par l’égalité des droits et l’égalité sociale de tout individu et donc l’abolition des codes de la nationalité régissant la citoyenneté (et soumettant « l’individu politique » au bon vouloir de l’État) ainsi que par la mise en œuvre d’une citoyenneté réellement sociale. Cela passe par la mise en œuvre de moyens d’échange non capitalistes échappant à la logique de la captation du profit par une classe sociale (ce que peuvent être des échanges non monétaires ou à monnaie non capitalisable, à l’exemple des Systèmes d’échanges locaux)…
Cela passe par le développement de la solidarité humaine et des services réciproques dont les individus s’assurent, donc le développement de vrais services publics. Cela passe par la libre association et la gestion directe des services publics par leurs usagers et leurs acteurs.
Agir au lieu d’élire !
Groupe Humeurs noires (Lille)