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Algérie : l’infernale spirale de la terreur

Le jeudi 11 septembre 1997.

Depuis maintenant plus de cinq ans, la population algérienne subit le martyre d’une terreur sans nom. Censurée et manipulée, l’information nous parvient difficilement. Pour tenter d’y voir un peu plus clair, nous avons réalisé cet entretien.

Les initiales A.L. désignent un Algérien, militant de longue date dans le mouvement syndical français, qui a conservé de nombreux liens en Algérie, où il se rend régulièrement. Non organisé politiquement, anticapitaliste et athée, A.L. n’est pas anarchiste.



M.L. : Globalement, quelle analyse fais-tu du conflit algérien ?

A.L. : Dans les années 86-87, dans des discussions entre militants, je pensais que s’il y avait ouverture, cela risquait de déboucher sur des règlements de compte massifs et généralisés. Tant de haine a été accumulée, tellement de gens ont été brimés, rejetés, méprisés, écrasés. Le niveau de dépolitisation de la population est tel que les gens ne peuvent pas agir d’une manière rationnelle. Cette dépolitisation les conduit à la vengeance plutôt qu’à l’action collective.

C’est un peu ce qui se passe aujourd’hui. Malheureusement, il faudra peut-être dix ans de règlements de compte…

M.L. : Les groupes islamistes bénéficient-ils encore du soutien de la population ?

A.L. : Ils bénéficient d’une compréhension, pas d’un soutien. Un soutien impliquerait le basculement d’une frange significative de la population et donc un rapport de force en leur faveur. Mais en raison de la répression de l’État qui touche durement les familles innocentes des militants islamistes, et cela sans aucun moyen de recours, une compréhension existe. L’absence d’informations crédibles et la censure renforcent ce sentiment.

Depuis cinq ans, certains vont au maquis, en raison de leur sympathie islamiste ou de la répression qu’ils ont pu personnellement subir. D’autres rejoignent l’armée ou la police, souvent uniquement pour avoir un emploi. Mais la population n’a jamais massivement basculé d’un côté ou de l’autre.

Pour décrire le conflit algérien, je n’emploie jamais le terme de guerre civile. Cela voudrait dire qu’une partie importante de la population en affronte une autre. Ce n’est pas le cas. On assiste à une guerre entre états-majors pour s’assurer la mainmise sur la population.

M.L. : Tu es très critique envers une partie de l’opposition démocratique, en particulier le RCD, qui se signale par ses positions « éradicatrices ».

A.L. : Dans la bouche de ceux qui se définissent en Algérie comme démocrates, ce terme me semble vide de sens. Qu’est-ce qu’un démocrate qui légitime l’assassinat, la torture ? Légitimer une dictature militaire contre un autre totalitarisme religieux ne peut pas être une solution. Ce qu’il faut, c’est obtenir des droits contre toutes les exactions. Si le pouvoir torture, pourquoi les islamistes ne réagiraient-ils pas de la même façon ?

En Algérie, le pouvoir veut durer et il met de son côté tous les moyens pour y parvenir. Pour cela, il utilise la terreur. C’est l’État qui a déclenché cette infernale spirale en pratiquant l’arrestation massive d’islamistes, souvent de sympathisants ramassés au hasard. Les démocrates d’opposition ne le sont que dans leur langage et pas dans leurs actes : jamais ils ne se sont opposés à ces pratiques.

M.L. : De nombreux spécialistes de l’Algérie, universitaires ou journalistes, soupçonnent le pouvoir d’être directement responsable d’une partie des massacres et des assassinats. Quelle est ton opinion ?

A.L. : Le pouvoir est impliqué dans toutes les saloperies depuis trente ans. Aujourd’hui, ce serait trop simple d’incriminer les islamistes tous azimuts. Bien sûr, il ne s’agit pas de nier ici la responsabilité des islamistes. Ils cherchent eux aussi à s’imposer par la violence et n’hésitent pas à massacrer des civils pour les « punir ». Mais, pour certains attentats, sans preuves mais par intuition politique, je pense qu’ils pourraient être directement l’œuvre du pouvoir. Pendant une période, la presse algérienne donnait les noms des victimes d’assassinats politiques. Beaucoup d’entre elles étaient des militants que j’ai personnellement connu ; pas des démocrates alliés au pouvoir mais, bien au contraire, des opposants de longue date, des gens engagés au FFS ou l’extrême gauche. De nombreux attentats aveugles (dans des cafés ou sur des marchés) ont lieu dans des quartiers où les islamistes sont bien implantés. C’est la même chose dans le « triangle de la mort » où se déroule la quasi-totalité des massacres de populations civiles relatés dans la presse algérienne. De plus, cette zone est une plaine, donc peu propice à la guérilla, où les forces déployées par l’armée sont particulièrement importantes.

M.L. : Parle-nous un peu des milices d’autodéfense…

A.L. : En créant ces milices, l’armée essaye de faire basculer la population dans son camp en l’impliquant, cherchant à ce qu’elle soit elle-même victime des islamistes. Pour certains des massacres récents, cette tactique a fonctionné. Pendant ce temps, l’armée a les mains libres pour protéger les secteurs économiques vitaux, pas les écoles bien sûr. D’autre part, ces milices ont été créées dans le vide juridique absolu, sans contrôle. L’armée tient les milices financièrement et pourra, le moment venu, les éliminer comme elle les a mis en place, sans règles. Ces milices ramènent l’Algérie à un fonctionnement tribal. Chaque village, chaque région tend ainsi à être organisé autour de son chef de tribu qui règne, entouré de sa famille. Elles représentent un danger car elles renforcent une logique de lutte armée où la raison et le débat n’ont pas lieu d’être.

M.L. : Que cherche le pouvoir en libérant Abassi Madani et d’autres dirigeants du FIS ?

A.L. : Le pouvoir n’exprime pas ainsi sa volonté d’en finir avec la guerre. Jusqu’à maintenant, le FIS n’avait pas renoncé à la lutte armée. Aujourd’hui, Madani est prêt à le faire. Cela arrange le pouvoir pour isoler les plus radicaux. De son côté, le FIS cherche à retrouver l’audience qu’il a perdue. C’est ce qui a amené Madani à donner ainsi des gages au pouvoir. Le FIS a la capacité de se reconstituer rapidement à partir de nouveaux cadres. Dans une certaine mesure, c’est même déjà certainement fait.

M.L. : Penses-tu que peut s’établir un compromis du type : les militaires continuent à contrôler fermement l’appareil d’État et la rente procurée par le gaz et le pétrole tout en concédant une islamisation rampante de la société ?

A.L. : Mais l’islamisation ne date pas du FIS ! L’islam comme religion d’État, c’est quand même pas le FIS qui l’a inventé. Ce contrôle total, le pouvoir l’a fait peser pendant trente ans sur la population. Puis, elle en a eu assez et elle a fait sauter le couvercle. Maintenant, les militaires veulent se remettre en selle en se présentant comme des « sauveurs ». Maintenant, si d’autres sont prêts à venir travailler avec eux tout en leur laissant le pouvoir réel, cela ne gênera pas les militaires. Pendant trente ans, le pouvoir a démontré son intégrisme en imposant ses règles : parti unique, interdiction des mouvements politiques d’opposition, religion d’État avec, comme les islamistes, sa propre interprétation de la charia. N’oublions pas que c’est eux qui ont instauré le code de la famille en 1984, et le FIS n’existait pas encore. Quand cela les arrangeait, les militaires ont favorisé l’islamisation rigoriste de l’Algérie.

M.L. : Où en sont les luttes sociales en Algérie ?

A.L. : L’horreur de cette guerre limite la mobilisation contre les privatisations, le pouvoir a donc les mains libres pour appliquer les diktats du FMI et jeter quotidiennement à la rue des milliers de travailleurs. Du fait de la situation, le mouvement social est muselé par le pouvoir. De par son encadrement, le seul syndicat important, l’UGTA, est lié à l’appareil d’État depuis trente ans. Officiellement, l’UGTA est séparé du pouvoir depuis 1989-1990 mais ses cadres sont restés « FLN ». Depuis cinq ans, des luttes spontanées et sporadiques se sont développées. Malgré la situation, des grèves ont eu lieu dans de nombreux secteurs : enseignement, transports, santé. Mais elles n’ont pas pu se coordonner.

M.L. : Pour toi, c’est la question sociale le problème le plus important ?

A.L. : C’est ça, oui. Aujourd’hui, dans ce domaine, c’est la confusion totale. Le pouvoir gère et accumule les richesses. Il n’a pas de programme ni de perspectives, cherchant uniquement à faire reculer les échéances. De leur côté, les mouvements démocratiques ne posent pas la question sociale. Ils se contentent de porter quelques revendications abstraites portant sur la défense des droits. Il faudrait pourtant en finir avec l’exploitation économique et l’arbitraire du pouvoir. Chez les islamistes, le problème est le même. Pendant la campagne pour les élections locales, en 1990, j’avais été apporter la contradiction dans un meeting de Madani. Je l’avais interrogé sur le grave problème du logement. Que ferait le FIS dans ce domaine à la tête des municipalités et des wilayas ? Pour seule réponse, il m’avait rétorqué, en arabe : « Dieu seul le sait ».

Dans leur discours, l’opposition démocratique, les islamistes et le pouvoir cherchent à faire passer la question sociale au second plan. Là-dessus, ils se rejoignent.

Propos recueillis par Patrick