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Au bonheur des universités

les mutations sont bien réelles
Le jeudi 24 avril 2003.

Depuis plusieurs années certains tirent le signal d’alarme, et tentent — souvent désespérément — d’avertir des dangers d’une gestion libérale des universités qui fatalement tend à distinguer les filières rentables des filières dites non rentables. Aujourd’hui, l’actualité n’est plus aux cris d’alarme, mais hélas aux constats.

L’université de Bretagne occidentale (Ubo) est implantée dans un milieu fortement militarisé (Brest !). C’est donc tout naturellement que l’Ubo développe une collaboration avec l’Ensieta, école d’ingénieurs qui dépend de l’armée et apprend à fabriquer des armes. Cette collaboration — déjà scandaleuse rien que dans son principe — doit être vue, comme une volonté claire de favoriser une filière décrétée rentable (la France n’est-elle pas un des trois plus grands vendeurs d’armes au monde ?) plutôt qu’une autre jugée moins rentable : le contrat stipule effectivement que sept postes seront créés à l’Ubo par le ministère de l’Éducation nationale, puis offerts en délégation à l’Ensieta. Parallèlement, la « psychologie » souffre d’un grave manque de postes et d’amphis, surchargés, mais aucune création n’a lieu dans cette filière, malgré les promesses faites.

Par ailleurs, la réforme dite des 3-5-8 (ou LMD) fait apparaître cette distinction entre les filières mais d’une façon plus perverse. Cette réforme va « mécaniquement » faire disparaître les diplômes du Deug et de maîtrise, respectivement délivrés à Bac + 2 et Bac + 4. De fait, les IUP, filières professionnalisantes axées essentiellement sur la technologie et où les stages en entreprise sont importants, risquent de disparaître puisque leur formation s’arrête à Bac + 4. Mais les anarchistes le savent bien, toute structure tend à survivre et, actuellement, les IUP de Brest mènent un travail de sape au sein de l’Ubo pour récupérer des DESS qui dépendent d’autres composantes de l’Ubo afin de pouvoir offrir une formation jusqu’à Bac + 5 et donc survivre à la réforme. Sans vouloir défendre l’existence de ces filières professionnalisantes au sein des universités, on peut tout de même constater les dangers de cette lutte intestine. D’une part, elle nous détourne du véritable problème en nous divisant devant le ministère ; d’autre part, il y a un réel risque de voir apparaître des composantes ne présentant que des filières rentables qui auront alors naturellement envie de faire sécession des autres composantes de l’université. Elle seront d’ailleurs d’autant plus poussées à quitter les universités qu’elles sont déjà très imbibées de la culture libérale appelée aussi plus prosaïquement culture d’entreprise ou connaissance de la réalité économique. La conséquence sera à terme une privatisation de pans entiers des universités, et ce qui restera dans le giron du public sera tout ce qui est jugé non rentable.

Dans une certaine mesure, on peut même estimer que la privatisation est déjà engagée : l’université catholique de l’Ouest (Uco, privée) voulait ouvrir une maîtrise d’ingénierie fortement liée à une banque locale. N’ayant pas d’habilitation par l’État pour délivrer un tel diplôme, elle avait donc besoin de faire valider sa formation par une université qui, elle, avait l’habilitation recherchée. Après avoir essuyé (un ou) plusieurs refus d’universités (publiques), l’Uco a obtenue de l’Ubo l’accord tant escompté grâce notamment aux pressions de l’État et à des manipulations d’informations pour influencer le conseil d’administration de l’université de Brest. Dans cet exemple, on voit se dessiner le nouveau fonctionnement de l’enseignement supérieur : des établissements habilités à délivrer des diplômes qui pourront après, eux-mêmes, « vendre » ou « louer » ces habilitations à des organismes autres. Cette idée était d’ailleurs déjà présente dans la réforme de la Valorisation des acquis professionnels (on la retrouve aussi dans d’autres domaines éloignés comme les quotas de pêche autorisées dans les ports européens).

Un point important est à noter : la mutation des universités ne se fait pas contre le gré des universitaires, mais bien souvent avec leur accord. Ce sont bien les mêmes qui votent (à l’Ubo par exemple) l’accord avec l’Ensieta et qui savent pertinemment que cela condamne la « psycho ». Certain(e)s sont même tellement imbibé(e)s des idées libérales qu’ils et elles ne comprennent plus qu’on puisse y être opposé. Ainsi lorsqu’un intervenant de TotalFinaElf vient faire un exposé sur les forages pétroliers, il est jugé de mauvais goût de vouloir lui demander si l’esclavagisme pratiqué au profit de Total (au moins indirectement !) en Birmanie est une pratique normale dans les forages pétroliers. Dans le même genre, on se fait traiter de con lorsqu’on ose dénoncer l’accord avec l’Ensieta, car être antimilitariste c’est total « has been » (sauf pour les grands Mossieurs, qui eux ont le droit car ce sont des gens biens). Enfants irakiens sachez le bien, la guerre c’est « in ».

Plus concrètement, l’actuel isolement des MI-SE n’est pas le fruit du hasard. Ce système d’emploi est une véritable aubaine pour celles et ceux issus de milieux défavorisés pour faire des études. Mais tout comme le bon marchand se fout de savoir qui lui achète sa camelote, les bons universitaires se foutent de savoir qui rempli leurs amphis (pour ne pas dire qui achète leurs diplômes), l’important étant que les filières (rentables évidemment) soient remplies.

Certain(e)s pourraient s’étonner du défaitisme de cet article. Il faut tout de même être réaliste et avouer que nous avons perdu une bataille. Mais il faut aussi savoir que la lutte n’est jamais vaine, car les choses, en milieu capitaliste, peuvent toujours être pires. Ainsi les droits d’inscription à l’université ne sont pas encore (trop) prohibitifs comparativement à d’autres pays. Au Chili par exemple, le salaire moyen est de 1 000 FF par mois et l’inscription à l’université (publique ou privée) de… 1 000 FF par mois. Les étudiant(e)s sont donc issu(e)s de milieux aisés et/ou doivent emprunter, au grand bonheur des banques. Autre exemple, la réforme des 3-5-8 introduira probablement un diplôme de « mastère » enseignement. Les pourparlers sur ce diplôme sont à peine engagés mais il y aura fatalement bataille pour éviter que l’institution elle-même (via les universités) ne se fournisse une cohorte de précaires (des étudiant(e)s qui demanderont des stages d’enseignement pour valider leur diplôme). Ou plutôt, devrais-je dire, pour que l’institution n’officialise pas la création de précaires, car c’est hélas bien se qui se passe actuellement. Mais cela les universitaires ne veulent pas le savoir… remplissons nos filières pour ne pas crever.

Il est intéressant de constater que si nous en sommes arrivés là, c’est bien parce que l’intérêt individuel à pris le pas sur l’intérêt collectif : il ne s’agit pas nécessairement de l’envie de devenir petit chef, mais de faire coïncider bassin de formation et bassin d’emploi sans poser la question ni de la finalité du travail ni de qui en retire le bénéfice, c’est automatiquement favoriser les dominants (les patrons ) et biaiser le débat. La dérive n’est donc pas récente et n’est que la conséquence de l’abandon de la lutte des classes. Et c’est en parfaite harmonie que tous les ministres de l’Éducation nationale qui se sont succédé ces dernières années ont consciencieusement préparé le terrain au libéralisme.

Renaud groupe Crabes de Quimper