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En Grande Turquerie, les Turcs rient… vert

Le jeudi 28 octobre 2004.

Ça vient de loin, et même de très loin. On pourrait remonter à la préhistoire, imaginer des migrations millénaires, au cours desquelles de petits filets de population, tribus, bandes ou joint families filiformes traverseraient, au fil des générations, l’Europe de part en part, allant même jusqu’à l’Oural et au-delà, de Mongolie en Kamchatka, et vice versa, en perpétuels allers-retours, assortis de prolifiques croisements — métissages par rapts, viols, échanges de femmes, hommes et enfants, alliances exogamiques, etc. Pour les gens d’une « France » d’alors, aurignacienne ou solutréenne, une « Turquie », ce n’était pas encore la Sublime Porte, mais la porte à côté ; et une loyale démographie génétique montrerait que les futurs Gaulois étaient tout autant turcs que les futurs Turcs gaulois — autrement dit, nous sommes tous, pour l’essentiel, des Cro-Magnon, ou des Chancelade. Exit les conmalversations raciales et racistes.

De Turc en truc

L’Europe, de Manche en mer Noire, ainsi posée en donnée préhistorique quasi « naturelle » — la traiter, comme c’est l’enjeu du jour, dans une perspective d’avenir jalonnée d’embûches et d’incompatibilités de tous ordres (culturelles, économiques, religieuses, politiques, historiques, etc.) relève de la fantaisie ou d’un « fais-moi peur » prompt à susciter, si l’on s’en tient aux discours qui s’enfilent en chiche-kebab sur le sujet, quelques franches rigolades. Rien n’est plus plaisant que de voir le mot « turc » gicler et gonfler telle une insistante bulle de la bouche des politiques, intellectuels, turcologues, ottomanologues, islamologues ou bosphoriciens — prononcé de telle façon qu’à l’anagramme on n’y coupe pas : « turc » fait « truc », précisément « truc » du jour, « machin-chose », hochet ou grelot que chacun exhibe et agite avec furia, par-dessus par-dessous partis, caractères, projets, ambitions. Outre les réunions amuse-gueules de militants ou parlementaires, il n’est guère de dîners ou parties où, entre deux éructations, « turc » ne soit mis sur la table, après poire ou fromage, quand le maître de maison propose une lamelle de succulent halva ou un mou cube de loukoum.

Tête de TAT

Hautement — ou bassement — significatif est le fait que le mot « turc », au pivot de cette vaste turquerie, traîne avec lui toute une substance historico-culturelle et psycho-politique, qui lui confère fonction de TAT, Thematic Aperception Test, test projectif de la personnalité politique, miroir et dérive d’un inconscient idéologique. Tout un refoulé — où fricotent et s’emberlificotent histoire, idéologie, religion, langage, fantasmes — refait surface.

Mots et clichés concourent à fabriquer un corps — ou corpus — turc imaginaire pas piqué des hannetons, avec, de haut en bas, trois plans superposés éloquents.

1. « Fort comme un Turc » (à l’origine, « turc » ou « türk » signifierait « fort ») : banale, l’expression inquiète ceux qui verraient un tel « fort » se (la) ramener dans une Europe du coup fragilisée et acculée à la défensive. Les amateurs d’haltérophilie connaissent bien ces gars poilus et courts sur pattes qui poussent, à l’arraché, développé ou épaulé jeté, des quintaux de fonte par dessus la tête. Ça donne à réfléchir — output le « fort ».

2. Mais il y a la tête, la « tête de turc », celle sur laquelle tout le monde peut cogner : dans des assemblées européennes en quête de bouc émissaire, ça peut servir — input la « tête ».

3. Enfin, à ras de terroir, rappelons les selles dites « à la turque », qui exigent que l’on s’accroupisse — pratiquement disparues en Europe, au bénéfice des sièges, plus favorables à la lecture (Luther a dû avoir sa vision du Diable, d’où sortira la Réforme, dans sa fameuse « tour », fesses faisant face à quelque selle turque. Mais Léopold Bloom, lent liseur dans Ulysse de Joyce, et Tanizaki ravi du petit « lieu » dans Éloge de l’ombre ? Il vaut la peine d’aller y voir).

L’imaginaire, on le sait, s’arrange toujours pour ne rien perdre, fût-ce ses étrons — et donc l’« à la turque » perdure : être assis ou accroupi, that’s the question. Qu’une telle posture excrétante percute les voracités ou anxiétés économiques, que du racisme encore s’acharne à projeter son « sale » sur l’« autre » — et voici que, glissant de « selle turque » à « sale Turc », les « convictions » politiciennes et culturelles s’éclairent de troubles lueurs fantasmatiques.

L’actuelle Turquerie — « grand débat » — peut se prévaloir de maintes références culturelles. On se souvient de François Ier passant alliance avec Soliman le Magnifique — une première ; et de Molière qui, moquant la fantaisiste et cocasse réception par Louis XIV d’un envoyé turc, Soliman Aga, nous fit tellement marrer avec son ébouriffant mamamouchi dans les froufrous duquel s’aristocratise le Bourgeois gentilhomme ; et, plus tard, ô émotion, de la troublante Azyadé de Loti le turcophile — tandis que le Bain turc d’Ingres comblait toujours de ses suaves moiteurs nos orientalistes rêveries.

Refoulé mis à vif

Sur fond de l’emblématique Istanbul, qui fut Byzance et qui fut Constantinople, la Turquerie au goût du jour ramasse tout, fait boule de neige, empile figures, emphases, proclamations de principes et de valeurs, laisse de partout monter de savonneuses bulles pour agrémenter (oui aux Turcs) ou gâcher (non aux Turcs) le pur ciel bleu d’une Europe gracieuse peuplé d’« Européens ». « Européens », dans le Maghreb colonial, était le nom donné à une population hétéroclite (métropolitains, espagnols, maltais, italiens, juifs, etc.) qui ne se qualifiait ainsi que pour se distinguer des « Arabes », avec privilèges à la clé, ne serait-ce, pour la plupart, qu’une squelettique et symbolique position hiérarchique. L’expression reprend aujourd’hui du poil de la bête — de la bête assoiffée de discrimination et de hiérarchie, et du coup les Turcs se voient fixés en une confuse posture d’« Arabes » (eh, ne sont-ils pas musulmans ?) : immatures, sous-développés, grevés même d’un pas beau grain de barbarie (y’a du yatagan entre les dents et de la kalachnikov entre les mains).

Animés d’un désir de rejet raciné profond, les « Européens » unis tiennent la Turquie à distance en arguant de pratiques rédhibitoires : mœurs d’inspiration coranique, flirtant avec la charia (loi sur l’adultère, finalement abandonnée) ; rappel du massacre perpétré sur les Arméniens, « génocide » que l’État turc refuse de reconnaître ; persécution des Kurdes ; violations répétées des droits de l’homme… Pareil tableau, pertinent et incontournable, loin d’écarter la Turquie d’une sacrée Union européenne, devrait, au contraire, lui en ouvrir toutes grandes les portes. Rien ne serait plus salutaire, aujourd’hui, pour l’Europe — car ce qu’elle reproche à la Turquie, c’est tout ce que les pays européens, depuis tant de temps, s’acharnent à camoufler, dénier ou refouler, et qui se trouve réintroduit dans la bergerie consensuelle, et mis à vif : extermination des juifs, déportations et massacres de divers groupes ethniques ou politiques, exécutés avec la complicité active ou passive de la plupart des pays européens ; pouvoir des différentes Églises, allant jusqu’à exiger d’inscrire l’Europe sous patronage chrétien ; « droits de l’homme » largués aux portes des tribunaux prisons entreprises, et dans les rues écoles hôpitaux maisons de retraite, etc. Même porteur de miasmes peu ragoûtants, un souffle venu du Bosphore pourrait faire phosphorer bien autrement les cervelles « européennes », et l’on conçoit qu’aujourd’hui, au spectacle occidentalithique de nos turqueries, les Turcs rient… vert.

Europe brune et rose

Le geste d’une Turquie frappant spectrale aux portes de l’Europe met en lumière le dédoublement de cette dernière. Sous le lisse apparent de l’Union constituée, deux visages ou deux couleurs de l’Europe se distinguent, annonciatrices d’un avenir fort différent. Une Europe brune, marquée par une idéologie droitière, d’inspiration souvent raciste, qui se veut avant tout « blanche », occidentale et chrétienne (des mouvements ou groupuscules d’extrême droite revendiquent ces références — avec meurtre à la clé), exprime un rejet viscéral du « Turc » (comme, au gré des circonstances, du « juif » ou de l’« Arabe » — trois rejets se nouant facile en un faisceau fasciste) ; la mentalité nationaliste et chauvine, qui a dû céder au plan de la « patrie » sectaire, se rattrape en pratiquant une forme d’hypernationalisme européen, agressif (antiaméricanisme à toutes les sauces), bloqué sur une espèce de ligne Maginot idéologique constituée par les frontières actuelles de l’Union et censées épouser les contours du « christianisme » et de la « démocratie ».

Une autre Europe, teintée de « rose », s’inscrit dans une tradition laïque et socialiste, plus historique et politique que territoriale et religieuse. Elle couvre un large spectre, qui va d’une Europe rouge et révolutionnaire puisant aux sources du pacifisme (de la Première Guerre mondiale), de l’anarcho-syndicalisme, et du socialisme libertaire, à une Europe un peu pâle, relevant sa bannière « républicaine » et « droits de l’homme » aux couleurs versatiles du Marché.

La Grande Turquerie actuelle enchaîne fantasmes, structures caractérielles, calculs politiciens et ratiocinations plus qu’elle ne se soucie de logique et de rationalité. Quel que soit le poids du réel dont on les leste (islamisme, persécutions), les Turcs figurent surtout en monnaie d’échanges imaginaire, avec pour contre oui non mais mêlés en un frivole imbroglio, où s’avère ce paradoxe : les adversaires de l’adhésion récusent la Turquie pour des pratiques qu’eux-mêmes affectionnent — autoritarisme, nationalisme, intégrisme, justice expéditive, etc., tandis que les éléments favorables sont ceux-là mêmes qui, de longue date, dénoncent la Turquie pour ses pratiques répressives, sa régression religieuse, ses tentations fascisantes. Ni le Christ-Roi ni Allah ne reconnaîtraient leurs petits — c’est peut-être une chance à saisir.

Roger Dadoun