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Mémoires d’un saccage de Fernando Solanas

Le jeudi 28 octobre 2004.

« Le Sud est un espoir, une utopie » Fernando Solanas



Mémorable auteur de L’Heure des brasiers, l’Argentin Fernando Solanas livre dans son documentaire, Memorias del saqueo, (un génocide social), l’analyse implacable des mécanismes économiques désastreux qui ont mené l’Argentine à la ruine. Film militant contre la globalisation, s’inscrivant dans le mouvement alter-mondialiste, il démontre comment les dictatures successives, leurs régimes corrompus, ont trahi le lien social, ont saccagé les ressources du pays et l’ont livré, clefs en mains, aux « Yankees », sous l’œil bienveillant d’une « mafia(o)cratie » nationale, c’est Solanas qui crée le mot.

Loin de tout misérabilisme, Solanas filme « ses » Argentins en lutte : les vieux, dépouillés de leurs économies, cassent avec marteaux et objets de fortune les portes des banques, ne cèdent ni à la police ni à l’armée. Tout le monde riposte avec ce qu’on a sous la main : les jeunes avec leurs planches de skateboard ; les femmes et pas seulement les mères de la place de Mai sont là, inébranlables, se relèvent et continuent à manifester, malgré les arrestations et les intimidations constantes. Les Indiens aussi témoignent : installés sur des terres arides, devenus des champs pétrolifères, les champs regorgent de gasoil qu’ils tirent de leurs puits et qui empoisonne leurs terres. Il suffit d’une allumette et tout s’embrase. Ils mourront de maladie et de ce lent empoisonnement que constitue leur environnement hautement toxique. Dépouillés de leur identité, ils racontent leurs tentatives de riposte, leurs combats contre l’administration. Ils le disent directement à Solanas qui leur tend le micro. Car Solanas enquête lui-même, va dans ces lieux où croupit « le peuple », ne ménage pas ses efforts pour nous brasser un tableau complet du désastre. On voit tous ces gens qui sont dans la misère, leur vie occupée à trouver des restes, ramassés dans les poubelles, pour se nourrir. En interrogeant les médecins, il nous apprend aussi que ces enfants sous-alimentés (80 % des enfants du pays !) aux carences profondes ne pourront jamais constituer la relève intellectuelle future du pays. Diminués à jamais dans leurs capacités mentales, ils vont mesurer des centimètres en moins, auront toutes les maladies dues aux carences alimentaires. Leur espoir de vie sera considérablement diminué.

Les images que convoque Fernando Solanas participent au combat pour une Argentine vivable, débarrassée de ses sangsues : en faisant témoigner médecins, ingénieurs, architectes, économistes, il mobilise toutes les volontés impliquées dans le combat quotidien pour une vie un peu meilleure. Leur analyse confirme l’étendue de la corruption dans toutes les instances de la vie publique. L’un d’eux dit même : « Si l’on arrêtait de voler le pays seulement pendant un an, l’économie pourrait repartir ! »

On apprend tout sur la dette extérieure, sur le troc des finances du pays contre des bons sans valeur édités par millions, sur la lente marche d’un pays riche — en matières premières — vers sa ruine, orchestrée par les multinationales et les mafias de la finance.

Quand Solanas utilise des images d’archives, c’est pour rappeler l’histoire des dictatures de ces trente dernières années et les gouvernements successifs, de Carlos Menem à Fernando de la Rua. C’est aussi pour rappeler l’abîme entre les promesses électorales faites et la misère engendrée par l’abomination de ces régimes qui ont ruiné l’Argentine : les luttes de ces dernières années ont fait plus de morts que la répression sous la dictature militaire !

Loin de se décourager, alors qu’il a été physiquement attaqué (on lui a tiré une balle dans les deux jambes !) et qu’il marche depuis avec une canne et en traînant une jambe, Solanas prépare déjà une deuxième partie des Mémoires du saccage. Il l’appellera Cantos de une Argentina latente. Ce « chant » sera le récit et le témoignage d’une utopie concrète. Il racontera la vie et l’œuvre de toutes les personnes anonymes qui, jour après jour, s’impliquent complètement dans cette entreprise de vivre ensemble et autrement. À savoir les femmes et les hommes qui combattent dans leur quartier, l’analphabétisme, l’ignorance, le désespoir, la résignation, sorte d’effets secondaires, séquelles automatiques d’un quotidien souvent insoutenable.

Cohérence d’un cinéaste politique qui ne renonce pas à démontrer que savoir, c’est avoir des moyens d’analyse, en somme, des clefs en main pour essayer de changer les choses : quand il dit que « les peuples du Sud doivent se libérer de la dépendance, de la pauvreté et de l’oppression… et [qu’]ils doivent trouver leur identité culturelle et politique… », il apporte, par ses films, les données objectives qu’il s’agit de saisir pour aller de l’avant.

Heike Hurst