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Un Brassens méconnu

Le jeudi 30 avril 1998.

C’est au début de l’été 1946 que Brassens eut ses premiers contacts avec les anarchistes. Le Libertaire, journal hebdomadaire de la Fédération anarchiste, qui tirait alors cent mille exemplaires, était largement diffusé par Transport Presse, vendu à la criée, avait place à l’étal des kiosques à journaux et dans les librairies. J’étais alors secrétaire général de la Fédération anarchiste et coresponsable à la rédaction de son journal.

Un beau jour, me trouvant à mon travail, avenue de la République (Paris XIe), je vois arriver un grand gaillard moustachu, un tantinet débraillé, chevelure abondante et négligée, au regard quelque peu inquiet et indéchiffrable mais cependant non avare d’un sourire plein de sous-entendu. Il attaqua ainsi : « c’est toi Bouyé ? Je viens du siège du Libertaire (145, Quai de Valmy) pour un entretien au sujet d’un article, et tes copains, après m’avoir donné ton adresse, m’ont dit : “pour ça va voir Bouyé” ». Après cette brève entrée en matière : « dis donc, c’est formidable que vous ayez eu le culot de publier mon article. Je vous l’ai envoyé, mais sans grand espoir qu’il soit imprimé, vu son contenu vachement anti-flic. Vous, au moins les anarchistes, vous ne vous dégonflez pas ! » Et il ajouta, mi-sérieux, mi-plaisantin : « parce que, tu sais, moi je suis un peu fou — on me l’a déjà dit. Si tu me regardes bien dans les yeux, tu t’en rendras compte, ça se voit. Donc, qu’on ne me publie pas, c’est ça qui serait normal. »

Son engagement militant

Après un coup d’œil sur le journal, quelques réflexions sur l’actualité, le courant ayant bien passé la cause était entendue. Nous étions amis. Et sous réserve de l’accord de mes coresponsables, il acceptait l’idée d’une collaboration occasionnelle ou suivie à la rédaction du journal. Et c’est ainsi que, durant un temps, nous en vînmes à nous voir presque quotidiennement. Il devint d’ailleurs membre, puis secrétaire du groupe anarchiste de Paris XVe, où il rencontra cet autre poète qu’était Armand Robin, forte personnalité s’il en fut, qu’il amena chez moi. (Ce dernier, polyglotte, était alors traducteur, pour le général de Gaulle, des émissions radio du Moyen-Orient et de l’Extrême-Orient).

Brassens vivait alors une période de flânerie. Faute de pouvoir se payer un billet de métro, il n’était pas rare qu’il fasse à pied le chemin le séparant de mon travail, avenue de la République, lui venant de l’impasse Florimont (Paris XVe) où il habitait avec Jeanne et l’Auvergnat, qui l’avait accueilli. S’il venait dans la matinée, il prenait à ma table son repas de midi, au grand plaisir de ceux qui pouvaient également s’y trouver, sa conversation et son sens de l’humour y étant appréciés. Alors que je goûtais peu le cinéma, il m’y entraîna souvent, pour y voir des films qu’il jugeait « bons ». Et lui m’accompagnait fréquemment aux concerts (Pasdeloup, Champs Elysées, Châtelet, etc.) du samedi soir ou du dimanche après-midi.

Lecteur infatigable, sélectif et exigeant, amoureux des textes bien écrits, il se destinait à la littérature — ce dont il m’entretînt souvent. Georges était un grand ennemi de l’effort musculaire. Point question de le dépanner en lui trouvant un travail manuel, ou simplement contraignant. Et lorsque par relation il put entrer comme employé dans un bureau de perception, vite rebuté par un travail qu’il trouvait stupide, au bout de trois jours il renonça. Et Jeanne, la brave, de lui dire : « ça fait rien, t’inquiète pas pour si peu. Moi je savais bien que tu ne tiendrais pas, tu n’es pas fais pour ça. » (Et comme elle avait raison !..) Il avait écrit — et écrivait — des poèmes, qu’il me donnait à lire, mais bien qu’il eût dans la tête des airs grâce auxquels la richesse de leur contenu ne pouvait échapper à personne, aucun de ceux-ci n’était conforté par une partition, une musique écrite. Dans son esprit les poèmes qu’il avait écrits, tout en étant un moyen d’exprimer comme il percevait les choses et les êtres, pouvaient être en même temps un moyen de gagner — ne fût-ce que modestement — sa subsistance, en lui laissant assez de temps pour écrire afin de pouvoir se consacrer principalement à la littérature (le succès énorme qu’il a connu plus tard l’accapara au point de ne pas lui en laisser le temps). Il ne cessait (dans cette optique) de s’appliquer à se perfectionner dans le maniement de la langue française, et j’ai encore des livres, annotés par lui, d’auteurs qu’il affectionnait non pour leurs idées ou l’intérêt de leurs récits mais simplement pour la perfection de leur écriture. Ce que ses biographes n’ont, à ma connaissance, jamais mentionné, peut-être ne s’en était-il pas ouvert auprès d’eux.

Un succès mérité

À cette époque, Jacques Grello, vieille connaissance à moi, chansonnier libertaire plein d’esprit, de finesse et de gentillesse, fort apprécié du public et bien implanté dans son milieu professionnel, s’arrêtait souvent me voir (il habitait rue des Bleuets, tout près de mon travail). Je lui parlais de l’ami Brassens, des difficultés que malgré ses mérites et les espoirs que justifiaient son savoir et ses capacités il avait du mal à percer, à se faire connaître. Rendez-vous fut pris entre nous trois. Après lecture et audition de plusieurs de ses poèmes, Grello, enthousiaste, lui prêta sa guitare pour qu’il s’entraîne à en jouer et s’habitue à s’accompagner lui-même en public. Introduit par Jacques Grello, il se produisit sur scène mais un long moment sans succès, au grand désespoir de l’entourage qui le soutenait. Jusqu’au jour où, à Montmartre, il trouva une « rampe de lancement » au cabaret de Patachou, qui avait su déceler en lui une valeur certaine promise à un bel avenir. On sait la suite : succès grandissant et rapidement retentissant, répercuté et amplifié par les médias. Le lendemain de son premier passage à l’Olympia, le très sérieux Figaro, journal pourtant peu suspect de sympathie débordante pour les anarchistes, applaudissait à la poésie, au langage, et même au non-conformisme du « Troubadour anarchiste ».

Accaparé alors par des relations et suggestions liées à sa réussite, il allait de soi que nous nous voyions de moins en moins. Mais bien avant cela, après que j’eus démissionné de mes fonctions de responsable au cœur de la Fédération anarchiste (au congrès de Dijon fin 1946), nous continuâmes à nous voir fréquemment. Lorsqu’il se produisait chez Patachou, mon travail se situant à l’angle des rues de l’École Polytechnique et Valette, il y venait à vélo car, m’expliquait-il, (ce n’était pas encore l’aisance) travaillant de nuit, cela lui permettait d’économiser le prix de son trajet quotidien en taxi — au tarif de nuit.

À une autre période où c’était moi qui travaillais de nuit, il venait fréquemment me voir à mon domicile rue Hippolyte Maindron (dans le XIVe), souvent en compagnie de celle qu’il appelait Puppchen, jeune femme fort sympathique, discrète et timide, fluette et même fragile d’aspect. Elle lui était extrêmement attachée, ce qu’il lui rendait largement et ne s’en cachait pas.

Après son passage à l’Olympia, l’aisance financière étant devenue pour lui un fait accompli, il n’était pas rare que des gens viennent frapper à sa porte pour le taper. Jeanne m’en signala quelques cas. En voici un pour l’exemple : une jeune fille lui ayant écrit qu’elle se trouvait dans un tel dénuement qu’elle ne voyait pas d’autre moyen pour en finir que de se suicider s’il ne lui « prêtait » pas trois mille francs. Elle vint et effectivement, elle repartit avec en poche ce qu’elle avait demandé. Et Jeanne d’ajouter : « À chaque fois, ça marche !… » Et bien mal inspiré serait celui qui oserait insinuer que le geste de Georges n’était pas dénué d’arrière-pensée libertine. Ce n’était pas son genre… À un sens profond de l’amitié s’ajoutait chez lui un cœur généreux et une grande sensibilité à la vue d’une détresse qui le rendait mal à l’aise (lui aussi était passé par là, il savait s’en souvenir).

Sa réussite, ses succès, ne l’avait rendu ni distant, ni immodeste, ni insensible. Sa fréquentation du monde de la scène et de l’écran (partie intégrante de son activité professionnelle) ne l’avait pas transformé. La sophistication, le cabotinage et la fausse politesse n’eurent sur lui aucune emprise.

Dans ce milieu, il sut — ce qui n’est pas monnaie courante — demeurer lui-même, et sans jamais jouer l’« anar » avec ostentation. Rappeler cela, c’est le plus bel hommage que l’on puisse lui rendre et c’est bien, là encore (comme dans ses chansons) une preuve qu’au fond, n’en déplaise à ceux de ses « biographes » ayant pudiquement usé du bémol pour escamoter son passage chez les libertaires, au milieu desquels il fit des débuts de carrière qui furent comme un prélude à une réussite bien méritée.

Henri Bouyé