« Pendant soixante-dix ans, le Goulag a servi de laboratoire secret au régime soviétique, qui a pu ainsi y pratiquer des expériences sociopolitiques sur des millions de cobayes humains dans le but de créer une société idéale : garde à vous et pensée unique. C’est la raison pour laquelle la connaissance du Goulag est fondamentale pour l’étude du totalitarisme communiste. Las, pas un seul soviétologue n’y a fait un stage ! »
L’homme qui écrit ces lignes dans la courte présentation d’un livre exceptionnel, Jacques Rossi, a passé dix-neuf années au Goulag et cinq autres assigné à résidence en Sibérie. Agent du Komintern en 1928, à l’âge de 19 ans, envoyé successivement dans plusieurs grandes villes européennes où il remplit sans sourciller son rôle de soldat de la révolution, Jacques Rossi opère en Espagne durant la guerre civile. C’est là, comme nombre de ses collègues de l’Internationale des agents de l’ombre, qu’il reçoit l’ordre de rentrer à Moscou, où les purges, en cette année 1937, vont bon train. Jugé pour « espionnage », il sera condamné, et débutera alors un emprisonnement qui ne prendra réellement fin que vingt-quatre années plus tard.
Contrairement à beaucoup de victimes du régime soviétique issues du sérail, Jacques Rossi a l’honnêteté et la pudeur de ne pas jouer les innocents ébahis qui, invariablement, font commencer le dévoiement du bel idéal au jour de leur arrestation. Revenu du froid, l’« espion » Jacques Rossi va établir, à partir des témoignages de ses compagnons d’enfermement, de l’étude approfondie des textes juridiques réglementant les systèmes pénitentiaires tsariste et soviétique, grâce aussi à une mémoire prodigieuse qui lui permet d’enregistrer les milliers de termes composant le vocabulaire argotique des camps, une sorte de dictionnaire terrible et captivant, ouvrage qui occupera, de par la somme d’érudition et d’informations qu’il délivre, une place à part et de tout premier plan dans la littérature consacrée au sujet.
Publié à Londres, en langue russe, en 1987, puis en anglais deux ans plus tard, Le manuel du Goulag aura attendu dix années pour voir le jour en France, dix années avant que la collection « Documents » du Cherche-midi éditeur, dirigée par Pierre Drachline, nous propose cette incomparable visite guidée de l’enfer concentrationnaire communiste sous la houlette d’un accompagnateur hors pair ayant chèrement payé le privilège de nous instruire. Pour renvoyer à la niche les sommités intellectuelles autodéstalinisées ayant soutenu ce régime de terreur, insultant et calomniant quiconque « désespérait Billancourt » en clamant la vérité, on trouvera la liste, dressée par l’auteur, de cinquante-trois ouvrages rédigés entre 1919 et 1938 décrivant déjà une réalité qui ne deviendra difficilement évidente que bien plus tard pour les aveugles volontaires et les faussaires, lorsque Soljenitsine aura ouvert la brèche. Pour compléter cette lecture édifiante, on lira, avec un mélange d’effroi et de plaisir, un recueil de courts textes du même auteur [1]. Effroi, parce qu’il y est question de la vie en camp, avec l’extrême violence, l’horreur et la perversité autoritaire qui la caractérisent, mais plaisir aussi, car Jacques Rossi y fait preuve d’un talent de conteur incontestable, réussissant parfois à glisser dans ce témoignage bouleversant un humour délicat qui n’enlève rien, bien au contraire, au drame désespérant de ces millions de vies brisées par une dictature bureaucratique froide et criminelle.
Jean Robin