Qu’un historien [1] bien connu du grand public et fort en cour dans les médias consacre un livre à l’anarchisme et qu’il le fasse, de surcroît, avec une sympathie non dissimulée, c’est une chose. Que cela doive nous empêcher d’en voir les faiblesses et les insuffisances, c’en est une toute autre. Dans un numéro récent du Combat syndicaliste [2], nous relevions l’incapacité de l’auteur à établir une véritable généalogie de l’anarchisme et à déterminer avec exactitude le moment où il commence à exister en tant que tel, c’est-à-dire ce moment où le mot « anarchiste » cesse de désigner des adversaires pour être revendiqué par des gens — les partisans de Bakounine au sein de l’AIT — qui vont se faire une gloire du mot par lequel on les stigmatise. La précision lui aurait évité quelques perles de culture, du genre : « le drapeau noir de l’anarchie flotte sur la colline de Fourvière », qui fait allusion à la révolte des canuts en 1834, ou « du moins Michel Bakounine est-il, dès 1848, reconnu comme la figure de proue internationale de l’anarchie ».
Il y a d’autres défauts dans ce livre, probablement écrit à la hâte : des oublis, comme l’absence de toute référence aux événements de 1908 à Villeneuve-Saint-Georges, qui marquent pourtant le début de la déprise des anarchistes sur le syndicalisme français, et, plus généralement, une propension à mettre en avant le destin des individus, des « vedettes », plutôt que les réalisations et les luttes collectives. Ainsi l’importance accordée aux biographies (de Bakounine, de Proudhon, etc.), est complètement disproportionnée par rapport à la place concédée, par exemple, à la révolution menée en 1936-1938 en Aragon et en Catalogne, expédiée en une dizaine de lignes.
On trouve même quelques franches sottises, ici ou là : « Désormais l’éthique libertaire, affirmée par la CNT, est libératoire » (p. 310) et, en quatrième de couverture, « Libéraux, les anarchistes ? Libertaires, plutôt ! », mais, en vérité, elles inciteraient plutôt à rire qu’à pleurer. En revanche, là où on n’a plus du tout envie de rire, c’est lorsque Miquel, dans le passage consacré à la Makhnovchtchina (p. 268), reprend à son compte les accusations d’antisémitisme colportées par la propagande bolchevique, mensonges que Kessel popularisa dans une nouvelle rééditée il y a peu chez Folio. Pour le cas où ces lignes tomberaient sous les yeux de notre historien, pour la mémoire des combattants makhnovistes, et aussi pour la gouverne de nos lecteurs les plus mal renseignés, nous avons pensé qu’il était opportun de rapporter ici quelques-uns des arguments à l’aide desquels l’anarchiste juif Voline — qui participa lui-même au mouvement makhnoviste — fit justice de ces calomnies. Ce texte est extrait de La Révolution inconnue [3] et, bien que datant des années 40, il semble avoir été écrit exprès pour Pierre Miquel.
« Une diffamation particulièrement ignoble fut lancée, entre autres, contre le mouvement makhnoviste en général et contre Makhno personnellement. Elle est répétée par de nombreux auteurs de tous camps et par des bavards de tout acabit. Les uns la répandent intentionnellement, les autres — la plupart — la répètent, sans avoir le scrupule de contrôler les "on-dit" et d’examiner les faits de plus près.
« On prétend que les makhnovistes, et Makhno lui-même, étaient imprégnés d’esprit antisémite, et qu’ils poursuivaient et massacraient les juifs, qu’ils favorisaient et même organisaient des pogromes. Les plus prudents reprochent à Makhno d’avoir été un antisémite "caché", d’avoir toléré, "fermé les yeux", sinon, sympathisé avec des actes d’antisémitisme commis par "ses bandes". […] Notons sommairement quelques vérités essentielles :
» 1. Un rôle assez important fut tenu dans l’armée makhnoviste par des révolutionnaires d’origine juive.
» 2. Quelques membres de la Commission d’éducation et de propagande furent des juifs.
» 3. À part les nombreux combattants juifs dans les diverses unités de l’armée, il y avait une batterie servie uniquement par des artilleurs juifs et un détachement d’infanterie juif.
» 4. Les colonies juives d’Ukraine fournirent à l’armée makhnoviste de nombreux volontaires.
» 5. D’une façon générale, la population juive, très nombreuse en Ukraine, prenait une place active et fraternelle à toute l’activité du mouvement. Les colonies agricoles juives, disséminées dans les districts de Marioupol, de Berdiansk, d’Alexandrovsk, etc., participaient aux assemblées régionales des paysans, des ouvriers et des partisans ; ils envoyaient leurs délégués au Conseil révolutionnaire militaire régional.
» 6. Les juifs riches et réactionnaires eurent certainement à souffrir de l’armée makhnoviste, non pas en tant que juifs, mais uniquement en tant que contre-révolutionnaires, de même que les réactionnaires non juifs.
» Ce que je tiens à reproduire ici, c’est le témoignage autorisé de l’éminent écrivain historien juif, M. Tchérikover, avec qui j’eus l’occasion de m’entretenir de toutes ces questions, il y a quelques années à Paris. M. Tchérikover n’est ni révolutionnaire ni anarchiste. Il est simplement un historien scrupuleux, méticuleux, objectif. […] Voilà ce qu’il répondit, textuellement, à ma question s’il savait quelque chose de précis sur l’attitude de l’armée makhnoviste et de Makhno lui-même, particulièrement à l’égard de la population juive :
» "- J’ai eu, en effet, me dit-il, à m’occuper de cette question à plusieurs reprises. Voilà ma conclusion, […] dans l’ensemble, l’attitude des armées de Makhno n’est pas à comparer avec celle des autres armées qui ont opéré en Russie pendant les événements de 1917-1921. Je puis vous certifier deux faits, d’une façon absolument formelle :
»" 1. Il est incontestable que parmi toutes ces armées, y compris l’armée Rouge, c’est l’armée de Makhno qui s’est comportée le mieux à l’égard de la population civile et de la population juive en particulier. J’ai là-dessus de nombreux témoignages irréfutables. La proportion des plaintes justifiées contre l’armée makhnoviste, en comparaison avec d’autres, est de peu d’importance.
» "2. Ne parlons pas des pogromes, soi-disant organisés ou favorisés par Makhno lui-même. C’est une calomnie ou une erreur. Rien de cela n’existe.
» "Quant à l’armée makhnoviste comme telle, j’ai eu des indications et des dénonciations précises à ce sujet. Mais, jusqu’à ce jour au moins, chaque fois que j’ai voulu contrôler les faits, j’ai été obligé de constater qu’à la date indiquée, aucun détachement makhnoviste ne pouvait se trouver sur le lieu indiqué, toute l’armée se trouvant loin de là. Cherchant des précisions, j’établissais ce fait, chaque fois, avec une certitude absolue : au lieu et à la date du pogrome, aucun détachement makhnoviste n’opérait ni ne se trouvait dans les parages. Pas une fois je ne pus constater la présence d’une unité makhnoviste à l’endroit où un pogrome juif eut lieu. Par conséquent le pogrome ne fut pas l’œuvre des makhnovistes." »
Miguel Chueca, François Roux