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Non à un pacifisme intégral non-violent

Oui à l’antimilitarisme et au pacifisme révolutionnaire

Le jeudi 27 mars 2003.

« Debout ! Debout ! Compagnons de misère,
L’heure est venue, il faut se révolter,
Que le sang coule et rougisse la terre,
Mais que ce soit pour notre liberté.
C’est reculer que d’être stationnaire,
On le devient de trop philosopher.
Debout ! Debout ! Vieux révolutionnaire
Et l’Anarchie enfin va triompher ! »

Charles d’Avray, Le Triomphe de l’anarchie



En préambule je tiens à affirmer que je suis antimilitariste, pacifiste révolutionnaire et que je préfère lorsque c’est possible une solution négociée et non-violente à toute action de force. Je condamne donc le terrorisme aveugle.

Je rassure le camarade Johan du groupe Jes-Futuro : historien de formation, je connais très bien l’histoire de la désobéissance civile, du pacifisme et des luttes non-violentes. Dans son article intitulé « Pour un pacifisme intégral, libertaire et révolutionnaire » notre camarade m’interpelle sur un sujet que nous avons mainte et mainte fois débattu entre militants libertaires et anarcho-syndicalistes, et cela depuis les années soixante. Il suppose que par mon appartenance anarcho-syndicaliste j’oppose le syndicalisme au pacifisme et à une quelconque action directe non-violente, ce qui n’était pas mon propos. D’ailleurs, je n’ai pas pour habitude de comparer des chaussures avec des pantoufles. J’ai plus de 30 ans de syndicalisme et je suis relativement bien placé pour connaître les inconvénients et les avantages des différents syndicats. Il me semble réducteur de mettre leurs actions sous le simple terme de « syndicalisme français » pour leur imputer la responsabilité de jouer les pompiers du mouvement social et d’avoir fait disparaître la conscience de classe des travailleurs. À qui la faute, la crise est assez profonde pour que l’on comprenne que les raisons ne peuvent être que multiples. Mais elles viennent cependant d’une même origine : l’absence d’analyse de classe.

Depuis décembre 1995, de nouveaux appareils comme la CNT, les Sud, ont montré une image plus positive. Ils jouent le jeu des assemblées générales souveraines et des coordinations. La maison mère, la CGT, semble vouloir faire son mea-culpa et se radicaliser vers un pôle lutte de classe. D’autres syndicats, en particulier la CFDT pratiquent la collaboration de classe avec des comportements de « jaunes ». Quant à la démocratie interne, les garde-fous pour éviter toute bureaucratisation sont limités. Seuls peuvent agir les militants qui composent les syndicats, s’ils retrouvent la vertu du mandatement et des assemblées de base souveraines.

Actuellement l’un des principaux écueils est le « mouvement social » qui est médiatisé par une mouvance d’intellectuels et qui se perd entre le « citoyennisme » et l’« alter mondialisme ». Cette notion est reprise par certains syndicats en mal de projet. Ce « mouvement social » où les classes moyennes sont hégémoniques, ne veut surtout pas poser le problème de la lutte de classe et présente comme ennemis le libéralisme et la mondialisation de façon caricaturale. Certains s’occupent des sans-papiers, d’autres des sans-logis ou du droit des femmes, des Indiens du Chiapas, de la paysannerie, de la mal bouffe, et j’en passe. Des militants essayent même d’être présents partout en multipliant les casquettes, ce qui débouche très souvent sur une militance schizophrénique !

À la faveur des événement du 11 septembre 2001, la dénonciation du terrorisme spectaculaire a eu comme mérite de nous montrer comment un État, les États-Unis, a su mettre à profit une certaine violence politico-religieuse, celle des intégristes islamistes, dont ils ont été dans d’autres temps les complices pour déclencher une guerre permanente à la planète entière. Ils ont de plus, grâce aux instances internationales, désigné des responsables potentiels, dont les anarchistes ! Oui, nous vivons bien sur la même planète et le 15 mars il y a bien eu 10 millions de terriens contre la guerre en Irak et l’hégémonie étatsunienne, mais étaient-ils tous pacifistes, non-violents ? Certain peut être, mais il y avait aussi des nationalistes, des islamistes, des fascistes. Mon camarade a une vision de l’actualité très sélective !

Si je me désigne comme pacifiste pourquoi condamner le pacifisme intégral ? Le pacifisme intégral, dont le manifeste fut écrit par Jean Gauchon sous le parrainage de Louis Lecoin pour l’Union pacifiste en 1968 est absolument contre toute les guerres, quel qu’en soit le motif, et contre toute préparation de guerre. Ce pacifisme intégral signifie en clair abdiquer devant les événements et renoncer — comme par exemple La Patrie humaine en 1938/1939 — à la révolution, la seule arme aux mains des travailleurs, en échange d’un illusoire espoir de paix. Faute d’avoir voulu le comprendre, ce pacifisme qui accepte les compromissions ou le rapprochement avec des totalitarismes, des fascismes bruns ou rouges comme par exemple les pacifistes absolus de La Patrie humaine avec l’Allemagne nazie en 1939 ou les alternatifs des années soixante-dix avec l’URSS stalinienne est leur slogan : « Plutôt Rouge que mort ! », se condamnait à l’impuissance, ou pire dans certain cas la collaboration. C’est par l’intermédiaire du milieu pacifiste — de la revue Défense de l’Homme — qu’un individu comme Paul Rassinier, le père du négationnisme, à pu pénétrer dans les années quarante la FA. Ce pacifisme donc que Sébastien Faure a qualifié de « pavé, comme l’enfer, de bonnes intentions » est à dénoncer pour rappeler la distance qu’il y a entre le pacifisme des révolutionnaires qui savaient faire la distinction entre la guerre contre l’exploitation et les guerres impérialistes et un pacifisme intégral qui repose sur de mortelles erreurs, conduit à l’impuissance et à des résultats désastreux.

En effet ce pacifisme est antinomique avec le projet anarchiste et éloigne peu à peu l’individu du but final des anarchistes révolutionnaires et socialistes, le communisme libertaire. Il devient alors un vague pacifiste anarchisant, comme à L’Union des anarchiste. Donc l’on ne peut se revendiquer à la fois du pacifisme intégral et se déclarer libertaire révolutionnaire. Notre camarade de Jes-Futuro, comme d’ailleurs Xavier Bekaert, est tombé dans ce piège de l’anarchisme, cette théorie Janus qui dès ses origines présenta deux conceptions bien différentes.

La première de ces conceptions est celle de l’individualisme anarchiste, qui vit le jour aux États-Unis, à Cincinnati, dans une publication hebdomadaire The Peaceful Revolutionist (le Révolutionnaire pacifiste) en janvier 1833 et dont le fondateur était Josiah Warren (1798-1874). Il a appelé d’abord son mouvement « individualisme » et ses idées furent diffusées au sein des Quakers de l’Ohio. Il est l’auteur d’un ouvrage capital : Équitable commerce, exposé nouveau de principes se substituant aux lois et au gouvernement. Son livre est un manifeste de libéralisme antiétatique où il croit fermement à la propriété privée, à la concurrence émulative, et renie le communisme sous tous ses aspects. L’individualiste se dresse contre toutes les formes de contraintes et, en conséquence, répudie la violence et la révolution comme un moyen d’atteindre des buts politiques. Les théoriciens de l’anarchisme individualiste américain ont influencé par la suite les anarchistes individualistes européens qui se sont cependant développés de façon originale à partir de Stirner et de Nietzsche et en particulier pour la France E. Armand (1872-1962), Han Ryner (1861-1938), pour la Belgique, Hem Day (1902-1969). Aujourd’hui, ils sont aussi revendiqués, comme les précurseurs de l’anarcho-capitalisme et des libertariens des États-Unis.

La seconde est la conception de Pierre Joseph Proudhon (1809-1865), le père de l’anarchisme social. C’est en 1840 qu’il fait son appel à l’anarchie, dénonce les méfaits de toute autorité, qu’elle soit religieuse, étatique, ou venue de la propriété capitaliste. C’est un socialisme intégral qui propose un projet de société mutualiste, puis fédéraliste. Il est à l’origine du triptyque : le fédéralisme, le socialisme et l’antithéisme qui sera plus tard repris par ses continuateurs. Michel Bakounine (1814-2876) l’énoncera de façon concrète, par le fédéralisme, le collectivisme et l’anti-théologisme qui deviendra quelques années plus tard sous l’influence de Pierre Kropotkine (1842-1921), anarchie, communisme et athéisme. Ces trois hommes sont avec Élisée Reclus (1830-1905) et Errico Malatesta (1853-1932) les principaux théoriciens du communisme libertaire, que je ne développerais pas ici car il est mieux connu des militants français. À cette doctrine se rattachera ensuite l’anarcho-syndicalisme qui utilise le syndicalisme comme moyen de parvenir au communisme libertaire. La genèse de cet anarchisme indique que celui-ci est l’expression de la pratique révolutionnaire de ces militants et confirme son caractère simultanément internationaliste et révolutionnaire. Caractère interna- tionaliste qui s’exprime par le pluralisme sociologique et ethnologique de ses théoriciens. Caractère révolutionnaire qui s’exprime par son dynamisme de la lutte sociale chaque fois que cette lutte est le produit de diverses strates sociales qui entrent de fait en lutte ouverte contre l’exploitation économique et l’autoritarisme étatique.

Comme le démontre Jean Maitron, la pensée anarchiste française est restée ouverte à tous les courants d’idées. En France, « le refus d’accepter l’autorité sous quelque forme que se soit », le « ni doctrine, ni parti » provoqua un « manque de cohésion doctrinale ». Chacun resta libre de réorganiser la théorie selon ses propres réflexions ou les idées à la mode du moment. Ce phénomène apparu au xixe siècle d’abord avec le syndicalisme, les « milieux libres » et la pratique de l’illégalisme. Il en résultat de nombreuses « déviations », comme celle des individualistes intransigeants groupés autour du journal l’Anarchie, qui par leurs critiques du syndicalisme et de l’ouvriérisme, parfois lumineuse quand elle dénonçait l’aliénation du salariat, l’étaient beaucoup moins lorsqu’ils niaient la notion de « classe sociale » au profit de l’individu, ce qui contribuera à faire oublier ou condamner par des militants anarchistes de milieux différents la notion de lutte de classe, puis les néo-malthusiens avec la question de la population, l’éducationisme avec l’enseignement libre, le coopératisme, les groupements naturiens, l’antimilitarisme, le pacifisme, les végétariens, les végétaliens, ce qui provoqua la dispersion et la stagnation du mouvement anarchiste français.

Cette situation fut à l’origine de l’impossibilité de construire la grande organisation anarcho socialiste et/ou communiste libertaire que les militants organisationnels et anarcho-syndicalistes souhaitaient à cette époque. Bien sur, tout ne fut pas négatif et certaines de ces tendances ont enrichi le débat et spécialement celle relatives à l’efflorescence individualiste de la fin du siècle dernier. Cependant il faut nous efforcer, ainsi que l’indiquait Jean Maitron, « de déterminer à quel moment de leurs évolutions ces propagandes cessent d’appartenir à l’histoire du mouvement anarchiste proprement dit ». Lors de cette évolution, des anarchistes éclectiques comme Louise Michel ou Sébastien Faure, qui par leur entourage ont introduit dans l’anarchisme social des conceptions provenant des individualistes, comme la désobéissance civile, le pacifisme, la non-violence. L’évolution du journal La Guerre sociale où se confrontaient socialistes et anarchistes a joué une grande part, avec la présence de Victor Méric (1876-1933) vers une évolution pacifiste intégrale.

L’anarchisme social est révolutionnaire et prône la lutte par l’action directe. Et comme le définit la philosophie, la violence est l’action qui tend à éliminer un obstacle. Vauvenargue a écrit « Tout dans l’univers s’exécute par la violence. » La société capitaliste est éminemment violente. C’est la violence sécuritaire, hiérarchique ou sociale. La « prise en soi » de l’exercice de la violence — en l’espèce le pouvoir coercitif — est un attribut de l’État moderne, un aspect de sa souveraineté, qui pour Max Weber est le fait de l’institution même qu’est l’État en tant que se réservant le « monopole » de la violence : violence institutionnelle, juridique et pénale.

Souvent la surenchère sur la violence d’État a pour résultat de dévaluer la violence quotidienne qui est exercée par certaines catégories sociales sur les autres : l’inégalité fonctionnelle et salariale entre homme et femme où l’inégalité sociale entre la classe bourgeoise dominante et le salariat urbain exploité et prolétarisé de plus en plus, par exemple.

Face à ces violences, la violence de la révolte, la violence révolutionnaire est une autodéfense, un réflexe de survie qui permet l’émancipation. La force utilisée pour se libérer de l’oppression est une relation normale entre le moyen et la fin, parfaitement éthique puisque sont but est de réduire et détruire, si cela est possible, la violence actuelle. La liberté et l’égalité ne peuvent s’acquérir que par une libération. Comme l’écrit Lorenzo Komboa Ervin dans Anarchism And The Lack Revolution : « Toutes les révolution sont violentes parce que les classes oppressantes ne lâcheront pas le pouvoir et leurs privilèges sans combat sanglant. Donc, de toute façon nous n’avons pas le choix. » En effet dans un monde où règnent les rapports de force, la libération ne peut se faire que par l’action violente, car l’oligarchie ploutocratique n’abandonnera pas ces privilèges sans utiliser sa force répressive la police et l’armée. Croire en une autre solution est faire preuve d’inconséquence et d’irréalisme.

La non-violence utilise comme stratégie la compassion, la prise de conscience éthique de ses adversaires ou ennemis de classe. C’est donc donner la détermination au bon vouloir des autres, dans une sorte de soumission qui fait appel à la pitié des autres, une résignation volontaire qui par chantage s’en remet à l’humanisme de l’adversaire. Position qui ne peut être utilisée ni face à la raison d’État, ni face à la force brutale du despotisme et du fascisme. Avec la non-violence comme bannière, nos camarades se soumettent à la structure même qu’ils veulent combattre comme libertaire, l’autoritarisme.

L’attitude non-violente implique une dérobade devant la réalité qui culmine paradoxalement sous le terme même de non-violence, choisi par leurs promoteurs eux-mêmes, pour désigner des actions qui tentent seulement en fait de déplacer et d’éclaircir le champ de la violence. Dans sa négation, la non-violence affirme que la violence est inéluctable.

Pour conclure je citerai Bakounine :

« C’est au nom de l’égalité que la bourgeoisie a jadis renversé, massacré la noblesse. C’est au nom de l’égalité que nous demandons aujourd’hui soit la mort violente, soit le suicide volontaire de la bourgeoisie, avec cette différence que moins sanguinaires que ne l’ont été les bourgeois, nous voulons massacrer non les hommes, mais les positions et les choses. Si les bourgeois se résignent et laissent faire, on ne touchera pas à un seul de leurs cheveux. Mais tant pis pour eux si, oubliant la prudence et sacrifiant leurs intérêts individuels aux intérêts collectifs de leur classe condamnée à mourir, ils se mettent en travers de la justice à la fois historique et populaire, pour sauver une position qui bientôt ne sera plus tenable, »

Michel Sahuc


Michel Sahuc est militant de la Fédération anarchiste à Montpellier