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« Proudhon et l’art : pour Courbet », Dominique Berthet (L’Harmattan)

Une Morale en action

Le jeudi 16 janvier 2003.

L’un avait dix ans quand l’autre est né. L’un était fils de pauvre, l’autre fils de propriétaire aisé. L’un était brillant élève au collège, l’autre farouchement rétif à ce qu’il est convenu d’appeler les Humanités. Tous deux étaient franc-comtois, de ce versant ouest du Jura adossé aux Franches Montagnes qui virent naître ou vivre les acteurs de la célèbre Fédération jurassienne, née après la Commune en novembre 1871

Quelques épisodes de leur histoire presque parallèle font apparaître cette force de caractère : pour Pierre Joseph, le fils de prolétaire (son père fut garçon brasseur, puis modeste brasseur rapidement ruiné), le collège de Besançon fut un premier stimulant : il s’agissait pour lui, dans un microcosme illustrant les inégalités sociales, de travailler deux fois plus qu’un fils de bourgeois et de réussir à compenser les handicaps matériels ou psychologiques liés à sa situation de fils de pauvre.

Les succès remportés par Pierre Joseph au cours de ses études secondaires sont là pour témoigner de sa persévérance, de sa volonté et de ses aptitudes. Ces succès n’ont pas empêché que l’on parle de lui comme d’un autodidacte. Il est vrai que sa famille n’avait pas pu payer les frais d’inscription au baccalauréat… Ainsi, à la mort de Proudhon, un certain Nefftzer, rédacteur en chef du journal Le Temps, écrivait le 20 janvier 1865 que le défunt « n’avait pas eu d’éducation première ». Cette petite perfidie scandalisa ses amis et notamment Courbet ainsi qu’un condisciple de Proudhon au collège de Besançon, le docteur Ordinaire. Courbet écrit : « Quand nous lisions (nous, ses amis) cet article bouffon, le docteur Ordinaire était là et dit : "Je ne sais où ce brasseur alsacien a trouvé que Proudhon n’a pas d’éducation première : j’ai eu l’honneur d’être le condisciple de Pierre Joseph au collège de Besançon et, avec son intelligence surnaturelle, il faisait deux classes pendant que nous une et, malgré cela il remportait tous les prix…" »

Quant à Gustave, sa force de caractère se manifeste différemment. Au séminaire d’Ornans, l’élève Courbet montra peu d’aptitudes pour les lettres (et le reste). Il préférait dessiner et peindre (déjà). Au collège de Besançon, il fit preuve des mêmes réticences à l’égard des études classiques… et de la religion. Il n’en supportait pas la discipline. Son père qui voulait en faire un polytechnicien… n’insista pas. « J’ai tout bousculé au collège », disait Courbet.

N’oublions pas qu’ça descend dans la rue

Le 24 février 1848, au son du tocsin de Saint-Sulpice, Pierre Joseph est dans la rue. Il participe au soulèvement populaire. « J’ai à me reprocher encore d’avoir arraché un arbre place de la Bourse, forcé un garde-fou boulevard Bonne-Nouvelle et porté des pavés pour construire une barricade » Malgré ses réticences sur une révolution engagée « sans idée », il ajoute : « Quand j’ai vu l’affaire engagée, je n’ai pas voulu abandonner les amis ». Ainsi, il rédige à la demande des républicains du journal la Réforme une proclamation qui sera affichée dans tout Paris : « Citoyens, Louis-Philippe vous fait assassiner comme Charles X. Qu’il aille rejoindre Charles X. »

Pierre Joseph ajoute dans ses Carnets : « Un quart d’heure après que cette proclamation fut distribuée, la fusillade commençait au Palais-Royal, et bientôt les Tuileries étaient enlevées. Voilà la part que j’ai prise à la Révolution. »

Il était aussi avec les républicains, avec son insigne de député élu le 8 juin 1848, vingt jours avant les massacres organisés par Thiers et Cavaignac appuyés par 300’000 soldats. Il rapporte : « Thiers conseillait l’emploi du canon, pour en finir. »

« Le 26 juin 1848, dit-il, j’étais, à 10 heures du matin place de la Bastille. La canonnade recommença… J’assistai à ce spectacle terrible et sublime […]. J’admirais en pleurant le courage des insurgés. » Et, dès le 6 juillet 1848, à peine les Parisiens écrasés, il prend leur défense dans son journal Le Représentant du peuple. Cavaignac fera suspendre le journal, trois jours plus tard. Non seulement, il défend les insurgés mais il attaque dans son discours à l’Assemblée, le 31 juillet 1848 : « L’insurrection est légitime quand la misère, la faim, l’injustice et le mépris sont le fait du Pouvoir. » Avant même le début de l’insurrection, les ouvriers parisiens privés d’emploi et de toute aide financière, qu’on envisageait de déporter en province, avaient adressé une pétition à l’Assemblée : « Vous joignez à la cruauté de l’exil l’insulte en nous jetant le pain du mendiant. »

Proudhon poursuivit sa campagne contre le gouvernement et le président Bonaparte. Il rédige, le 5 mars 1849 un Appel à l’armée : « Soldats, ne prêtez pas votre concours aux éternels ennemis de la liberté, à ceux qui, au nom du dogme infernal du péché originel, condamnent avec beaucoup de calme les neuf dixièmes du peuple à l’ignorance, à la servitude et au dénuement. » Ajouté à son « La propriété c’est le vol », ces interventions lui valurent trois ans de prison Cela débuta le 6 juin 1849 et, le 4 juin 1852, à sa sortie, il note : « Mon écrou est levé et je suis en liberté : promenade à Meudon avec… Courbet. »

Pour Gustave, la « descente dans la rue », la plongée dans l’action sociale, ce fut la Commune de Paris. Son ami Pierre Joseph était mort. « Le dix-neuvième siècle vient de perdre son pilote et l’homme qui l’a produit. Nous sommes sans boussole, et l’humanité, et la Révolution, à la dérive sans son autorité, va retomber de nouveau entre les mains des soldats et de la barbarie. » En refusant à un ministre de l’Empire en juin 1870, quelques semaines avant la guerre, la Légion d’honneur, Gustave revendiquait son indépendance, son droit à agir contre un pouvoir qui, depuis vingt ans « a fait mourir tous ses amis ». Il concluait : « Si le hasard vous appelait un jour sur la foire d’Ornans, vous observeriez que les plus beaux moutons sont marqués d’un coup de craie rouge sur le dos. Les gens naïfs et bien intentionnés qui ignorent les lois de l’agriculture, s’imaginent dans leur simplicité et leur candeur pastorale que c’est un hommage qu’on rend à leur beauté. Mais, hélas, ils ne savent pas que le boucher les a marqués pour les tuer. »

À la chute de l’Empire, la République étant proclamée, et les Prussiens assiégeant Paris, Courbet participe à la sauvegarde des œuvres d’art et, sous la Commune, il est choisi par les artistes pour présider une commission des arts. Dès le 14 septembre 1870, il propose de faire « déboulonner » la colonne Vendôme et d’en faire transporter les matériaux à l’hôtel de la Monnaie. « Monument dénué de toute valeur artistique, tendant à perpétuer par son expression les idées de guerre et de conquêtes qui étaient dans la dynastie impériale, mais que réprouve le sentiment d’une nation républicaine… Monument antipathique au génie de la civilisation moderne et à l’union de fraternité universelle qui doit désormais prévaloir parmi les peuples ». Il demande en outre que soient débaptisées les rues qui évoquent « des victoires pour les uns, des défaites pour les autres ». Le 5 octobre 1870, il précise au pouvoir en place : « Des sots ont affecté de ne point comprendre ma lettre du 14 septembre. Je ne demandais pas qu’on casse la colonne Vendôme ; je voulais qu’on enleva de votre rue dite "de La Paix" ce bloc de canons fondus qui perpétue la tradition de conquêtes, de pillages et de meurtres… Est-ce que vous garderiez chez vous dans votre chambre à coucher les traces de sang d’un assassinat ? »

On sait que malgré son opposition, la Commune fit détruire purement et simplement la Colonne et que les versaillais imputèrent à Courbet la seule responsabilité de la destruction et le condamnèrent à en payer la reconstruction. Il devait en mourir, exilé en Suisse, désespéré de ne pouvoir regagner son Jura natal (le 31 décembre 1877). Il avait connu durant six mois en 1872 Sainte-Pélagie comme son ami Proudhon.

Deux artistes, deux « anartistes »

Leur énergie, leur implication dans le mouvement de la société de leur époque, leur combativité sont illustrés par les quelques épisodes rappelés ci-dessus. Mais ces qualités ont un fondement, un support moral et un idéal.

Quand Proudhon définit la morale il écrit : « La Justice est le respect, spontanément éprouvé et réciproquement garanti de la dignité humaine en quelque personne et dans quelque circonstance qu’elle se trouve compromise et à quelque risque que nous expose sa défense. » Et quand, avec Courbet, il insiste sur le rôle social de l’art, il ne s’agit pas de transformer l’écrivain ou le peintre en un agent militant discipliné d’une « cause ». La « destination » sociale de l’art n’est pas un voyage sur des rails avec une gare d’arrivée préétablie. Ce n’est pas une mission commandée par une quelconque autorité, dieu, gourou, maître à penser… C’est bien plutôt un « projet » né d’une « idée », frotté à une réalité, un réel crûment et lucidement perçu, mis en forme, élaboré en toute liberté de l’imaginaire et d’un idéal toujours poursuivi, jamais atteint.

Cette « destination » de l’art n’est pas différente de celle de la vie tout court : volonté, force, lucidité, capacité à se construire soi même pour n’être pas simple créature mais, à la mesure de ses forces, « créateur ». Se construire et créer grâce et avec les autres, faire s’épanouir sa conscience personnelle et bâtir ainsi cette « Justice », cette morale de liberté et de solidarité.

Proudhon écrit : « L’humanité possède de façon innée la justice et développe cette faculté de Justice, contenu de sa conscience, par son énergie propre… Elle s’éduque elle-même, elle se justifie elle-même, et se crée. » « L’artiste est un des principaux agents de cette création ; il la pressent, la devine, la provoque, la devance. »

Pour Proudhon, il n’est pas un seul individu qui ne détienne, au moins de façon embryonnaire, cette faculté. Cela ne signifie nullement que cette aptitude personnelle et qui va évoluer différemment selon de multiples paramètres, pour chacun, soit susceptible de « mise en normes », d’uniformisation, de généralisation de « démocratisation » autoritaire… Bien sûr, les savoirs acquis, la fréquentation des produits des artistes, l’expérience en société, va selon chacun, avoir un effet plus ou moins enrichissant. Il n’en reste pas moins que la « sensibilité », l’imaginaire, la plongée dans l’inconscient, le rêve ne se commandent pas à force d’études et de raisonnement. Le chemin vers le juste et le beau est long. L’artiste, au sens proudhonien, « critique » ou encore « idéo-réaliste », peut nous aider à le parcourir. Mais il ne s’agit jamais de suivre un « maître ».

Proudhon, artiste lui-même comme journaliste, écrivain, sociologue, philosophe, économiste, acteur de l’histoire mouvementée de son temps, aurait pu s’appliquer les définitions qu’il propose pour éclairer et commenter à sa façon les tableaux de Courbet. Mais le domaine « artistique » dans lequel il s’ébroue n’exige pas le même équilibre, la même répartition entre sensibilité et raison. Il écrit sur ce point : « Je n’ai pas d’intuition esthétique. Je manque de ce sentiment primesautier du goût qui fait juger d’emblée si une chose est belle ou non, et ce n’est toujours que par réflexion et analyse que j’arrive à l’appréciation du beau. »

Pour conclure

Dominique Berthet, dans son ouvrage, évoque les goûts littéraires de Proudhon, son appréciation de l’art de son temps. Il commente le processus de construction de l’ouvrage De l’art et de sa destination sociale. Il décrit les relations entre Courbet et son ami et la genèse de ce qui allait être une sorte de manifeste de la Peinture critique.

Il faut aussi remarquer que, dans ses conclusions et plus généralement dans son interprétation de la pensée de Proudhon, Dominique Berthet nous présente un Proudhon doctrinaire plus que libertaire, jacobin ou marxiste plus que fédéraliste anarchiste.

Proudhon voudrait ainsi « assainir » la société. Ou encore : « Si la Justice n’est pas fidèlement observée », ce sera la décadence. Selon l’auteur « la Justice est synonyme d’Idéal ».

On sait au contraire que Pierre Joseph est le contraire d’un « grand éradicateur ». Que sa Justice n’est pas une morale religieuse avec obligation et sanction. Elle est au contraire une faculté, un sentiment inné, une conscience personnelle, un jugement intime que l’on construit soi-même au long d’une vie. C’est également l’opposé d’un « Idéal », d’une chimère même si cette chimère a son utilité.

Lorsque l’auteur écrit : « Ce que Proudhon attend [sic] de l’artiste, ce ne sont pas ses impressions propres mais celle de la collectivité », ou encore, pour Proudhon « l’essentiel n’est pas tant le moyen que la but, c’est-à-dire la déification de l’homme » ; on croirait entendre Marx, Feuerbach ou leurs épigones, sacralisant un nouveau catéchisme et peu regardant sur les moyens pour aboutir à leurs fins.

De même déduire de l’expression « destination sociale de l’art » que Proudhon a une conception « utilitariste et mécaniste », c’est faire l’amalgame entre une qualité (l’utilité) non exclusive d’autres (la beauté, le sens, le vrai, le réel, le juste, l’idéal, etc.) et le caractère fermé et réducteur de la notion d’« utilitarisme ».

Évoquer en l’attribuant à Proudhon « l’avènement de la société future », « l’art de l’avenir », « la cité nouvelle », « la cité idéale », alors que Proudhon a toujours combattu le messianisme, le manichéisme, les illusions fouriéristes et « cabétiennes », alors qu’il s’est battu avec vigueur contre les « communistes » de l’époque qui prétendaient avoir la solution toute faite au problème social et qui déjà envisageaient leur propre « fin de l’Histoire », prête à sourire.

Mais je ne voudrais pas vous empêcher de découvrir, vous-mêmes ce qui va vous enchanter ou accrocher votre regard critique dans l’ouvrage dont je viens de parler. Tout vaut mieux que le silence. Et le dernier mot reviendra à Jules Vallès, cité par Dominique Berthet, Jules Vallès, qui, à la mort de Proudhon dénonçait une certaine forme de couardise :

« On a organisé, dans notre camp, la conspiration du silence… les mots "La propriété, c’est le vol", "Dieu c’est le Mal", ont irrité autant la timidité des uns qu’ils ont effrayé la vertu des autres. C’est le malheur de notre pays que ce qui ne se présente pas sous le couvert de la routine soit à l’instant suspect. Et l’on regarde une hardiesse comme un folie ou comme un crime… Le génie de Proudhon fut dans sa clarté et sa franchise. »

Archibald Zurvan