Accueil > Archives > 2004 (nº 1342 à 1380) > 1359 (13-19 mai 2004) > [Les Libertaires et la question syndicale]

Les Libertaires et la question syndicale

Le jeudi 13 mai 2004.

J’ai lu avec intérêt l’article « Quel avenir pour l’anarcho-syndicalisme » [1]. Je regrette un peu que l’auteur ait oublié de mentionner la CNT-AIT, mais, plutôt que de relancer de vaines querelles de chapelles, je préfère m’attarder sur le fond car cet article le mérite.

À propos des syndicats réformistes

Je partage assez l’idée d’une mutation du syndicalisme réformiste en France. Après le mouvement de décembre 1995, j’écrivais un article sur le sujet qui peut s’apparenter à l’analyse d’Alain Dervin [2], et je ne constate que peu d’évolution depuis huit ans. Cette mutation est donc lente.

L’évolution vers un syndicalisme « d’accompagnement » ou de « services » n’est pas nouvelle. Elle date d’après la guerre et de la mise en place de « la démocratie sociale », version française du « compromis fordiste ». À coté d’une action syndicale revendicative accompagnée de lutte, les syndicats ont investi les organismes paritaires. Cette deuxième activité a progressivement pris une place prépondérante dans l’activité syndicale, même si la pratique de grève a perduré.

Ce syndicalisme était adapté à la situation des Trente Glorieuses. Dans un contexte de guerre froide et de croissance économique forte, avec un Parti communiste important, le pouvoir et le patronat n’avaient pas intérêt à voir des situations dégénérer. La grève d’un jour, « la journée d’action », est devenue la norme. Entre 1914 et 1936, la durée moyenne d’un conflit s’élevait à 14,5 jours contre 3 après la Seconde Guerre mondiale. Quarante pour cent des conflits trouvaient une issue plutôt favorable aux ouvriers, 70 % de 1946 à 1980 [3]… Cette institutionnalisation des conflits a été très utile au système, mais il faut bien constater que les syndicats pouvaient arguer une certaine efficacité.

Depuis le début des années 80, nous sommes entrés dans un autre contexte historique. La victoire du système libéral sur le système « socialiste » devenait visible. La chute du communisme et le triomphe idéologique libéral (dont la gauche a intégré les valeurs) ont changé la donne. Le système n’a aucun intérêt à faire autant de concessions. La journée d’action est de moins en moins efficace pour ne pas dire obsolète. Et nous sommes passés de grèves revendicatives à des mouvements de défense des acquis. Dans ce cadre, le syndicalisme de combat reprend tout son intérêt.

Il serait cependant hasardeux d’enterrer ces organisations trop vite. La CFDT et la CGT conservent plusieurs atouts :

  • Elles existent et, par leur réseau de militants, elles conservent un poids incontournable dans le relais de l’information.
  • Elles s’internationalisent au sein de la Confédération européenne des syndicats.
  • Elles ont encore la reconnaissance des médias et d’une grande part des salariés à travers la pratique des intersyndicales qui leur donne une image unitaire et démocrate.
  • Elles sont bien placées pour effacer la concurrence des autres organisations entrant dans les mêmes logiques : le projet de loi de Fillon sur la représentativité syndicale prévoit que seules les confédérations pourront se présenter aux élections professionnelles et que les accords ne seront validés que si les organisations les signant représentent, ensemble, plus de 50 % des voix aux élections professionnelles. Plus de signature possible sans la CFDT ou la CGT…

Ce dernier point explique les démarches actuelles des syndicats autonomes à travers l’UNSA et le G10-Solidaires [4] ou encore les stratégies d’élargissement de champ de syndicalisation de la FSU.

L’implication des libertaires

« On ne peut plus citer Émile Pouget ou Maurice Joyeux pour justifier nos adhésions à la CGT ou à FO » [5]. Je suis d’accord avec l’idée du choix que nous devons faire aujourd’hui mais je ne suis pas sûr que l’on puisse comparer la situation de la fin du xixe et celle de l’après-guerre, ni de l’évidence de ces positions à leurs époques respectives.

La création de la CGT se fait dans un contexte d’unification du mouvement ouvrier. C’est une expérience nouvelle en France. Fernand Pelloutier était opposé à cette option, les craintes qu’il avait formulées de voir se créer une organisation sans but politique révolutionnaire clairement défini et prédisposée à générer une bureaucratie interne n’ont pas trouvé de réponse satisfaisante à l’époque [6]. Le point soulevé était de savoir dans quelle idéologie devait s’inscrire l’organisation ouvrière. En cela, il anticipe la Charte d’Amiens qui cherche un compromis entre les différentes tendances idéologiques et le débat du congrès anarchiste d’Amsterdam de 1907 où la question était déjà de choisir une attitude à adopter vis-à-vis du syndicalisme. Syndicalisme partisan qui allie la pratique à l’idéologie ou investissement militant anarchiste dans un syndicat unique pour préserver l’unité du prolétariat.

La situation de l’après-guerre est tout autre. La création de la CNT-AIT en 1946 ne peut être considérée comme un facteur de division. Le choix est de savoir s’il faut opter pour la difficile construction d’une organisation syndicale à contre-courant de l’évolution politique de la France (« la démocratie sociale »), investir les rangs de la gigantesque CGT auréolée du courage des résistants communistes ou adhérer, à partir de 1948, à la fringante scission, CGT-Force ouvrière, qui cherche à séduire un public large et antistalinien avec les moyens considérables généreusement octroyés par les États-Unis via les syndicats américains. Maurice Joyeux lui-même hésita. Il fut un court moment adhérant de la CNT-AIT avant de rejoindre Force ouvrière.

Le syndicalisme réformiste était adapté à la société des Trente Glorieuses. Le choix se résume donc entre deux options :

  • créer une organisation « rupturiste » mais avec peu de perspectives,
  • s’inscrire dans ce qui marche, dans une démarche propagandiste et/ou de tendance.

La stratégie pragmatique n’a pas permis aux libertaires d’asseoir leur influence ni même d’aller vers l’autogestion des luttes. Même dans le contexte de mai 1968, la pratique du syndicalisme n’a pas été transformée. Et que sont devenus tous ceux qui ont investi la centrale CFDT pour en faire un outil révolutionnaire ? Les plus tenaces sont à SUD.

La stratégie maximaliste a permis de conserver un projet qui me semble aujourd’hui en phase avec le contexte historique mais la CNT des Trente Glorieuses en est restée au stade de projet plus que d’organisation syndicale et, aujourd’hui encore, les deux CNT n’en sont pas loin, à bien des égards, malgré des expériences intéressantes, un regain de l’activité (syndicale notamment) qui semble annoncer une réelle tentative de construction.

L’implication dans les syndicats réformistes doit être revue. L’évolution de ces syndicats ne permet pas d’entrevoir de nouvelles perspectives aux libertaires. Quel espace politique reste-t-il dans une organisation polarisée entre un ancien modèle réformiste que nous n’approuvions pas et un nouveau plus institutionnalisé encore ? Comment introduire une remise en cause profonde, à commencer par celle des pratiques syndicales et notamment celle des élections, dans ce contexte organique ? Dans son article, Alain Dervin souligne à juste titre le phénomène des coordinations qui se développent depuis les années 80. Si les salariés sentent le besoin de s’organiser en dehors des syndicats traditionnels, c’est qu’ils n’en sont pas satisfaits. N’est-ce pas notre rôle de leur proposer autre chose ?

Les perspectives actuelles

Comment alors présenter un projet révolutionnaire qui semble réaliste aux mécontents. Depuis la chute du communisme, un lavage de cerveau incessant maintient l’idée dans l’opinion que toute pensée révolutionnaire est archaïque et dangereuse. Nous avons des arguments à faire valoir pour contrer ce discours, mais nous devons gagner en crédibilité pour qu’ils soient entendus. Cette crédibilité ne peut pas s’acquérir par de simples analyses, aussi pertinentes soient-elles, nous devons montrer ce dont nous sommes capables concrètement.

Construire une organisation anarcho-syndicaliste est utile aux salariés et aux précaires. C’est une démonstration de la pertinence des idées libertaires. Encore faut-il savoir comment nous y prendre.

La pire des erreurs serait de vouloir faire un syndicat traditionnel mais « rouge et noir ». J’abonde dans le sens d’Alain lorsqu’il fait allusion aux différences qui doivent exister entre une organisation anarcho-syndicaliste et un syndicat traditionnel. Je préciserais simplement que nous devons bannir toute participation à des élections professionnelles dans tous les secteurs. Je suis conscient des inconvénients que cela comporte, notamment dans le secteur privé. La question de la représentativité est toujours un problème, mais je ne pense pas qu’il puisse être réglé par la participation aux élections.

D’ailleurs, avec les nouvelles règles qui risquent d’être adoptées, cela ne va pas s’arranger. Ceci dit, la tentation de participer aux élections professionnelles est compréhen-sible : elle répond au besoin de gagner une crédibilité syndicale en montrant que nous sommes un syndicat comme un autre malgré nos positions révolutionnaires. Je crois que ce besoin de crédibilité a beaucoup joué dans le choix pragmatique fait dans les années 50 par la majorité des libertaires français. Effectivement, il est difficile, sur son lieu de travail, de s’affronter à un mur d’incompréhension. Car les pratiques syndicales traditionnelles font partie des habitudes, il est difficile d’affirmer que nous sommes un syndicat (surtout ultra-minoritaire) dans ces conditions.

Pourtant, il est dangereux de contourner le problème. Nous ne devons pas nous dénaturer pour être crédible, nous devons être crédibles grâce à nos pratiques différentes. Je comprends que face à un syndicalisme réformiste triomphant, ce choix a pu sembler irréaliste mais, aujourd’hui, le discrédit croissant devrait nous inciter à nous démarquer de ce modèle.

Le premier de nos devoirs est d’œuvrer pour que les gens reprennent leur pouvoir de décision et l’assument. La négation du principe de délégation de pouvoir doit être au cœur de notre propos. Dans les luttes, cela passe par l’affirmation du pouvoir de décision des assemblées générales contre celui de l’intersyndicale ; dans la vie quotidienne cela passe par la dénonciation de ces comités d’entreprise qui deviennent le terrain privilégié de l’action syndicale et qui dépossèdent les salariés de l’emprise qu’ils peuvent avoir sur leur lieu de travail.

Précision faite, encore devons-nous tenir compte de notre environnement actuel. Si le syndicalisme est plus nécessaire que jamais, je ne suis pas persuadé que les gens s’en aperçoivent. Comme nous subissons la défaite du communisme, cruel paradoxe, qui fait apparaître les révolutions comme des faillites, le discrédit du syndicalisme traditionnel rejaillit sur nous aussi. Les personnes qui pourraient être intéressées par ce projet sont souvent très méfiantes envers tout syndicat. Celui qui a été syndiqué ne veut plus se faire avoir. Celui qui est toujours syndiqué dans un autre syndicat ne voit pas pourquoi ailleurs ce serait mieux et accueille avec méfiance les accusations venant d’autres syndicats. Celui qui n’est pas syndiqué a tendance à tous les mettre dans le même sac.

Aujourd’hui, nous devons montrer « pattes blanches ». Je crois que la démonstration dans les faits de nos différences est la seule issue. Nous devons montrer que nous ne cherchons pas à « récupérer » les mouvements mais à les aider. Il faut exclure la tentation sectaire de donner des leçons sans participer à une lutte, sous prétexte que les salariés sont réformistes par exemple. Il faut aussi éviter d’apparaître dans les intersyndicales lorsqu’une assemblée générale est mise en place et qu’elle voit son pouvoir confisqué par les syndicats. Les comités ou collectifs d’individus qui émergent, ici et là, sur des luttes concrètes, ont souvent un fonctionnement très correct, je crois qu’il est utile de les soutenir et même de s’y investir.

Trop souvent nous sommes confondus avec les gauchistes car nous nous comportons comme eux. Ils remettent en cause le fonctionnement des syndicats traditionnels, mais l’appliquent eux-mêmes. Pour paraître radicaux, ils poussent toujours plus loin la stratégie du Front de revendications (poussant vers les revendications les plus radicales) sans se soucier des possibilités d’aboutir à une lutte victorieuse. Ils confondent la critique idéologique de nos adversaires (y compris politiques) et l’agression physique de leurs militants. Nous devons nous démarquer de ces pratiques, notre crédibilité viendra de notre honnêteté et de notre sincérité.

Si ce point est essentiel, il n’est pas suffisant. Je serais incapable d’ériger une analyse exhaustive de tout ce que nous devons faire. Somme toute, un problème doit être résolu impérativement.

Les mouvements sociaux manquent de perspectives. Ce printemps, comme en 1995, les directions syndicales ont assuré la coordination du mouvement et sa représentation médiatique. Nous pouvons toujours appeler à des assemblées générales souveraines si aucune coordination n’existe aux niveaux régional et national. Et quand une coordination apparaît, comme dans l’Éducation, ce printemps, elle est souvent contrôlée par des trotskistes et n’est pas plus un modèle de fonctionnement correct que les pratiques habituelles. Je sais que la construction d’une organisation anarcho-syndicaliste n’est pas (encore ?) en mesure de faire l’unanimité chez les libertaires, pas même chez les anarcho-syndicalistes… Les pratiques d’auto-organisation des luttes le peuvent. Pourquoi n’essayerions-nous pas de nous entendre sur ce point et avoir un minimum de contacts entre nous lors des mouvements sociaux pour permettre à ceux-ci de s’organiser loin de l’influence des centrales syndicales traditionnelles et des politiciens magouilleurs de tous poils ?

Jipé


[1« Quel avenir pour l’anarcho-syndicalisme », Alain Dervin, in Le Monde libertaire, nº 1354, 8 au 14 avril 2004.

[2« La fin du syndicalisme français », Jipé, in L’Affranchi, nº 12, février 1996.

[3Ces chiffres sont extraits du très intéressant ouvrage de Stéphane Sirot, La Grève en France, Odile Jacob, coll. Histoire, Paris, septembre 2002.

[4À propos de ces démarches et du développement des SUD, on peut lire La Contestation du syndicalisme autonome, la question du modèle Sud PTT, Ivan Saintsaulieu, L’Harmattan, Logique sociale, Bonchamp-lès-Laval, 1999.

[5Cf. « Quel avenir pour l’anarcho-syndicalisme », Alain Dervin, in Le Monde libertaire, nº 1354, 8 au 14 avril 2004.

[6« Nous ne croyons pas actuellement viable un organisme du genre confédération […].Un conseil modifié comme il (devrait) l’être, serait une assemblée dangereuse ou inutile : dangereuse en constituant cette dictature prolétarienne dont pouvaient s’accommoder les conspirateurs de 1830 ou de 1848 […] ou inutile en sombrant dans un parlementarisme pire peut-être que le parlementarisme bourgeois », extrait du rapport moral pour le congrès national des Bourses du travail de Toulouse de 1897. « La confédération n’a pas de programme particulier… elle n’est que la réunion du Conseil national corporatif d’une part et du Comité fédéral des Bourses du travail de l’autre, pour les questions d’intérêt général. Le Conseil national corporatif… s’appelle toujours Confédération et n’a pas droit à ce titre ». Compte rendu du Congrès de Paris de 1900.