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L’Enjeu intellectuel et politique d’Élisée Reclus

réponse à John P. Clark
Le jeudi 22 mai 1997.

John P. Clark avait répondu ici même dans un article intitulé « Du bon usage d’Elisée Reclus » (Monde libertaire nº 1079) à une critique que Philippe Pelletier avait faite de son livre La pensée sociale d’Élisée Reclus, géographe anarchiste (Monde libertaire nº 1065 ). Nous avons reçu de Philippe Pelletier sa réponse à John Clark. Le débat se poursuit donc…



Analyser l’œuvre d’Elisée Reclus (1830-1905) sous un angle contemporain est une entreprise séduisante dans ce qu’elle peut nous révéler de prometteur, de novateur ou de dépassé chez ce géographe anarchiste de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Mais c’est aussi un exercice périlleux. Car au-delà de notre propre subjectivité, émoustillée par le souffle puissant, passionné, voire lyrique des textes reclusiens, grand est le risque d’une interprétation doublement décalée. Décalée par rapport à la propre époque de Reclus, car il faut considérer son œuvre au regard des acquis scientifiques de son temps et de la situation mondiale d’alors. Pour cela, nous disposons d’autres sources que celles de Reclus, et nous pouvons donc estimer si celui-ci fut exhaustif, objectif ou non. Et décalée par rapport à nos propres concepts, ceux dont nous nous sommes dotés depuis, et que Reclus ne connaissaient pas forcément — à quelques exceptions importantes près comme les termes d’« écologie » ou de « monisme », ainsi que nous le verrons. Il est en effet toujours tentant de vouloir que nos chères idées contemporaines aient été partagées par les grands penseurs du passé ! Et, bien sûr, il ne faut pas oublier que ces idées-mêmes n’échappent pas à l’examen, même pour ceux qui, se parant du discours libéro-libertaire, prétendent qu’au nom de leur propre largesse d’esprit ils peuvent passer au travers des mailles de la critique.

Ce risque de décalage ne peut être évité que par une grande rigueur méthodologique et épistémologique, sans quoi plane le doute d’une volonté de récupération anachronique et idéologique à bon compte. C’est, à mon sens, le travers auquel n’échappe malheureusement pas John Clark dans son livre sur Reclus. Dans un premier compte rendu, je m’étais efforcé de préciser les concepts et les références en question, mais il faut croire que ce n’était pas suffisant vu la réponse de John Clark.

J’avais aussi souligné que la pensée de Reclus devait être analysée dans une perspective dynamique (pour reprendre un terme cher à Reclus lui-même) car sa pensée a bien évidemment beaucoup évolué jusqu’à la fin de sa vie. C’est pourquoi, je persiste à considérer, et je ne suis pas le seul à le faire, que son dernier ouvrage, L’Homme et la Terre, constitue l’aune accomplie de la démarche reclusienne qui nous permet de préciser les choses et de lever les quelques ambiguïtés présentes ailleurs, qui nous permet, chose encore plus importante peut-être, de faire progresser notre propre réflexion sur cette base, sans pour autant (faut-il le dire ?) soutenir tout en bloc et en faire une bible indépassable. Le problème est justement de savoir sur quels points peut se faire le dépassement ou, mieux, le prolongement de l’approche reclusienne. Si la prémisse est fausse, la conclusion l’est tout autant. Si l’interprétation de Reclus est biaisée et si les concepts contemporains sont eux-mêmes mal définis, le résultat ne peut être que cafouilleux.

Reclus n’est pas « holistique »

C’est bien dans L’Homme et la Terre que Reclus expose le mieux sa position, avec les termes de son époque, sur les rapports Homme-Nature. Pour John Clark, « Reclus [y] exprime exactement la position dialectique et holistique » qu’il lui attribue. Commençons par définir ces termes, afin de s’entendre. Je crains que Clark n’y mette beaucoup de choses. Si dialectique signifie « interaction », et si holisme signifie « tout est dans tout » et « rien n’est dans rien », nous ne sommes guère avancés… Des dialectiques, depuis Platon, Aristote, jusqu’à Marx et Proudhon, en passant par Descartes, Kant ou Hegel, il y en a beaucoup ! De laquelle parle-t-on ? S’il ne s’agit que d’« interaction », eh bien, laissons tomber les mots ronflants et parlons simplement d’« interaction ».

Plus préoccupante est la question du holisme, avec lequel la dialectique (si l’on s’attache à ce concept) entre d’ailleurs en contradiction selon moi (mais tout dépend encore de quelle dialectique il s’agit). Clark me prête aimablement une méconnaissance totale du holisme, mais je ne suis pas sûr que lui-même sache exactement de quoi il parle. Là est d’ailleurs une partie du problème car le holisme est devenu une espèce de boîte noire politiquement correcte, de fourre-tout idéologique à la mode, particulièrement chez les anglo-saxons, n’en déplaise à Clark [1], et dans lequel on trouve tout et son contraire.

On peut dire en gros que le holisme cherche à analyser l’ensemble, et non les parties ; il suppose que le « tout » (holos en grec) n’est pas égal à la somme des parties, mais qu’il comporte « autre chose », des « qualités émergentes ». Cette approche peut paraître positive et intéressante si elle ne conduisait quasi systématiquement chez ceux qui s’en réclament à une dérive attribuant à ces « qualités émergentes » des propriétés jugées « supérieures », mystérieuses, surnaturelles. Contrairement à ce que l’on peut croire, le holisme n’est pas un systémisme, il est à la rigueur un systémisme fermé. Or la pensée reclusienne, si on tente, avec les dangers que je m’évertue à souligner, de lui attribuer un vocabulaire contemporain, propose en fait un systémisme ouvert, c’est-à-dire un système géographique qui n’est pas soumis à la loi de l’entropie, mais qui échange de l’énergie avec son environnement. C’est d’ailleurs dans ce sens-là que des géographes contemporains interprètent la grille reclusienne
 [2].

D’accord, me dirait-on, mais pourquoi chipoter sur les mots si le holisme évoqué par Clark à propos de Reclus correspond à un systémisme ouvert ? Où est le problème ? Eh bien le problème, c’est que le holisme n’est jamais que la perpétuation récente d’un vieux courant philosophique qui développe le même genre de principes et de dérives : le monisme. Le monisme est une doctrine philosophique pour qui l’être est fait d’une seule substance, comme chez Spinoza. Le monisme a été repris et systématisé par un certain… Haeckel, dans un sens qui pose l’identité de Dieu et du monde, ce qui rattache Haeckel au panthéisme et à l’hylozoïsme bien qu’il s’affirme athée. Haeckel (1834-1919), je le rappelle, est l’inventeur du mot écologie en 1866. Il est aussi, même si certains chercheurs comme Pascal Acot minimisent son rôle [3], l’inventeur de la science écologique et, quelque part, du courant écologiste. Haeckel occupe bel et bien une place cruciale [4]. Pour moi, la filiation écologie-monisme-holisme est claire.

Et Reclus dans cette affaire ? Il n’est pas anodin de savoir si Reclus connaissait Haeckel et ses théories dans la mesure où leur champ de réflexion était pratiquement le même : le rapport homme-nature, pour simplifier. Or Reclus connaissait les théories d’Haeckel, qu’il cite dans ses textes en le critiquant [5]. En outre, Reclus, qui disposait d’un savoir immense et d’un réseau d’information non moins vaste, ne pouvait pas ne pas connaître les théories écologiques qui, quelques années après les postulats de Haeckel, ont été développées par des scientifiques comme E.W. Warming (1896), A.F.W. Schimper (1898), H.C. Cowles (1899, 1901), F.E. Clements (1905) ou Flahaut (1899), c’est-à-dire à l’époque où Reclus rédigeait L’Homme et la Terre.

Je persiste à penser que c’est consciemment et volontairement que Reclus ne s’est jamais référé à l’écologie, qu’il a dédaigné le mot et la chose, alors qu’il aurait pu parfaitement les approfondir comme d’autres vont le faire plus tard. C’est fondamental. Car si l’on en croit les présupposés de Clark, qui estime que Reclus était de sensibilité écologiste avant l’heure, qu’est-ce qui aurait pu empêcher celui-ci de tendre vers l’écologisme ? S’il ne l’a pas fait, c’est qu’il y a une raison. Et cette raison est simple : Reclus a préféré s’orienter sur une autre voie, et c’est logique car, je le répète, sa grille d’analyse est contraire à l’écologie : elle prône la « géographie sociale » comme il le dit lui-même. Elisée Reclus est d’ailleurs l’un des premiers utilisateurs, sinon le créateur, du terme de « géographie sociale » [6]. L’Homme et la Terre devait même s’intituler initialement « L’Homme, géographie sociale »
 [7].

La filiation monisme-holisme-écologie profonde

Nous disposons donc là de plusieurs critères de clarification précieux pour analyser la pensée reclusienne au regard des développements ultérieurs de la science écologique et du mouvement écologiste qui se réclament du holisme, du malthusianisme, etc. On arrive à l’essentiel. Je maintiens que Reclus est aux antipodes du holisme et du monisme. Clark déclare pourtant : « Je rejette constamment toute division dualiste entre l’humanité et la nature, et je défends la pensée de Reclus comme une avancée majeure vers l’élimination d’un tel dualisme ». C’est son droit de faire fausse route, c’est plus embêtant de déformer la pensée de Reclus. Car celui-ci exprime clairement une distinction entre le « milieu tellurique », ou « milieu naturel », « appartenant à la nature extérieure » (L’Homme et la Terre, chap I) et la société humaine. Sa conception du milieu est fine et dynamique. Il lui donne une double dimension : celle du milieu-espace et celle du milieu-temps. La préservation de la nature ne se pose donc pas pour lui comme respect d’un ordre extérieur immuable, mais comme sauvegarde des liens d’interdépendance qui pourraient être fatals à l’humanité [8].

C’est dans la même logique que Reclus s’oppose au déterminisme naturel, question sur laquelle John Clark reste très discret, cette théorie qui a fait les beaux jours du darwinisme social et même de certains écologistes.

Bien sûr, Reclus qui cherche à aller plus loin ne s’enferme pas dans un dualisme classique, d’où son évocation de « l’harmonie secrète » entre l’homme et la nature. Il ne manque pas d’ambiguïtés à propos de l’organicisme, notamment, mais celui-ci est constamment tempéré, comme je l’ai déjà souligné, par sa conception du progrès et du régrès en spirale (et non en boucle comme chez Vico), par une vision résolument dynamique et fondamentalement sociale. En fait, comme beaucoup d’anarchistes, Reclus recherche la synthèse. Or celle-ci repose sur l’existence de deux pôles contraires et, en opposition à la dialectique marxiste, elle n’en postule pas leur destruction mais leur rééquilibrage dynamique. Il me semble que la position anarchiste se distingue du monisme marxiste qui a interverti le monisme hégélien en remplaçant la substance spirituelle (la fameuse Geist) par la substance matérielle.

Si Reclus a indéniablement été influencé dans ses tendances organicistes sinon « harmonieuses » par des géographes comme Alexander Humbolt (1769-1859) ou George Perkins Marsh (1801-1882) [9], il n’en demeure pas moins que son substrat philosophique se rattache au courant anarchiste, à la pensée de Proudhon (1809-1865), avec sa dialectique sérielle, et, surtout, à celle d’un homme qu’il connaissait bien, Michel Bakounine (1814-1876). Pour Gregori Petrovich Maximoff (1893-1950), auteur d’un ouvrage-clef sur « la philosophie politique et l’anarchisme scientifique » de Bakounine, celui-ci s’opposait au monisme et prônait le dualisme. Même si, en fait, Bakounine ne se réfère pas explicitement à ces termes, sa revendication d’une « nature extérieure »
 [10], sa critique des naturalistes, mais aussi sa recherche d’un progrès humain par un dépassement de sa propre naturalité et animalité en humanité s’articulent bien sur cette conception dualiste [11]. Par contre, Kropotkine est certainement le théoricien anarchiste qui s’approche le plus d’une conception organiciste du monde, voire « holistique », non sans que cela pose question car les positions de Kropotkine sur le plan politique furent loin d’être « soutenables » (pour reprendre un vocable écologiquement correct). Mais c’est un autre débat [12].

Pourquoi donc s’attacher à ce point à cette question du dualisme, du monisme ou du holisme ? Toute cette discussion n’est-elle pas abstraite ou spécieuse ? Non, je ne le crois pas. Car c’est justement sur ces bases philosophiques précises que l’écologisme, hérité de Haeckel, va reprendre, consciemment ou inconsciemment, les vieilles lunes naturalistes, déterministes, social-darwinistes pourquoi pas, et développer ce redoutable courant qui porte le nom d’« écologie profonde » (deep ecology). S’il ne s’agissait que de philosophie, cela ne poserait pas problème mais tout cela se place explicitement sur le terrain politique. Là, les anarchistes ne peuvent pas rester indifférents. Ils doivent prendre position, et sans avoir peur de passer pour politiquement incorrects.

Vis-à-vis de la deep ecology John Clark cultive une attitude qui ne me semble pas très claire. Il dit lui-même que cette « écologie profonde » recouvre des « visions fort diverses » (comme le holisme, décidément !) : on ne peut pas mieux exprimer la confusion. Et l’on sait que la confusion profite à… ceux qui sont les plus confus. À dire vrai, cette « écologie profonde », que je ne connais pas par « l’écoute de vagues rumeurs » comme le prétend John Clark, n’est pas si hétérogène que cela puisque ses gourous comme Arne Naess et George Sessions en ont rédigé en 1984 une plate-forme en huit points, qui a au moins le mérite de préciser les choses et de donner une base d’analyse
 [13]. Rappelons que son premier point stipule que « le bien-être et la prospérité de la vie humaine et non-humaine ont une valeur en eux-mêmes (synonymes de valeur intrinsèque, de valeur inhérente). Ces valeurs sont indépendantes de l’utilité du monde non-humain pour des objectifs humains ». Une position qui, strictement appliquée, peut, par exemple, conduire à une condamnation de l’avortement, ce que ne se sont d’ailleurs pas gênés de faire certains thuriféraires de l’écologie profonde.

À partir de là tout s’enchaîne. John Clark, parti sur des prémisses fausses, avec une grille d’analyse contemporaine déjà discutable et abusivement rétro-appliqué sur Reclus, en arrive à des raisonnements confus et récupérateurs, des oublis et des mésinterprétations grossières sur le biocentrisme et l’anthropocentrisme, le malthusianisme, les « frontières naturelles », le bouddhisme et qu’il serait trop long de détailler ici

Le « Voyage à la Sierra Nevada de Sainte Marthe » (1858)

Bien sûr, ce texte de Reclus n’est pas évoqué par John Clark dans son livre sur Reclus mais dans la revue qu’il édite aux États-Unis, avec un titre qui, à moins que ma mémoire ne me fasse défaut, souligne l’anarchisme de Reclus alors que son propos, antérieur à son entrée dans le mouvement anarchiste, est encombré de considérations mystiques et naturalistes. On voit tout l’intérêt qu’il y a à laisser entendre que tout cela relève de l’anarchisme, alors que ce n’est pas le cas.

Le libéralisme n’est pas un horizon indépassable

Si j’ai fait, en conclusion, un clin d’œil lourdement ironique à la désagrégation de la pensée américaine, c’est parce que celle-ci joue un rôle clef dans la marche actuelle du monde, ne serait-ce que par le poids de l’impérialisme yankee et de tout ce qui l’accompagne comme idéologies, même à leur corps défendant. Oui, je pense qu’il est politiquement fondamental et intellectuellement pertinent de rechercher le maximum de cohérence dans l’anarchisme. Il est trop facile de taxer cette exigence de « doctrinaire » et de « sectaire ». Cela n’empêche pas le pluralisme, mais cela ne doit pas se confondre avec l’assemblage hétéroclite. L’anarchisme n’est pas l’addition d’un brin d’anticapitalisme, d’un soupçon d’antispécisme, d’un zeste d’écologie (fût-elle parée de l’adjectif « social »), d’une pincée de lutte de libération nationale et d’un saupoudrage de zapatisme.

En fait, cette conception hétéroclite et faussement pluraliste des choses n’est rien moins que le libéralisme, où règnent le « laisser-faire », le « laisser-passer » et, depuis que l’élément progressiste de la bourgeoisie a bien compris que cela ne menaçait pas son pouvoir, le « laisser-dire ». La pensée, comme la société, ne serait que le jeu « libre » d’idées « libres » pouvant s’agglomérer « librement », avec tout et son contraire. La pensée libérale qui a son fief en Amérique a, je le crains, très profondément imprégné la pensée de tous les Américains, jusqu’au mouvement anarchiste qui dispose d’ailleurs de ce côté d’un héritage complexe, pour ne pas dire ambigu, avec la pensée de personnages comme Thoreau… Ce n’est d’ailleurs qu’en Amérique qu’a pu se développer ce fameux courant libertarien qui se réclame d’un fumeux anarcho-capitalisme.

Bien évidemment, je ne dis pas qu’il n’y ait pas des idées ou des personnes sincères ou intéressantes dans l’écologisme : mais je ne prends pas tout pour argent comptant. Bien entendu, je ne dis pas que John Clark est le nouveau gourou de l’anarcho-libéralisme ou de l’écologie profonde. Je crois simplement qu’il manipule avec trop de légèreté des concepts suspects, et qu’il néglige de recadrer les innovations de Reclus avec l’état scientifique de son temps. Je pense sincèrement qu’à force de cultiver la confusion, celle-ci ne profite pas au développement du mouvement anarchiste mais à ceux qui vivent sur son dos, les parasites. Ma conception de l’écologie n’en est pas encore arrivée à dire que, pour favoriser notre propre évolution, nous devrions fournir de l’énergie et de la nourriture à ces parasites qui feraient mieux de pomper le sang de la bourgeoisie.

Philippe Pelletier
groupe Nestor Makhno (région stéphanoise)


[1John Clark : « L’ignorance de Pelletier devient plus évidente à mesure que se poursuit son “compte rendu”. Il ne connaît absolument rien de l’origine ou de l’usage du terme « holisme » puisqu’il imagine que c’est un terme récent d’origine anglo-saxonne. Le premier ouvrage important à utiliser le mot a été Holism and evolution publié en 1926, dont l’auteur est Jan Christian Smuts, penseur qui n’est ni récent ni anglo-saxon, et dont je rejette l’interprétation, si Pelletier veut bien me le permettre ». Voyons voir… Le biologiste Jan Christiaan Smuts (1870-1950) est effectivement l’un des premiers théoriciens du holisme, ce que je ne conteste nulle part. Mais il y a bien d’autres choses intéressantes à ajouter sur lui. Né boer en Afrique du Sud, c’est un homme politique (ministre, maréchal) partisan résolu de l’entente avec l’Angleterre. Comme anglo-saxon, on peut difficilement faire mieux. Même si Smuts combattit la restauration de l’apartheid en 1948, il est aussi connu comme ayant réprimé les grèves de mineurs noirs en 1920, et il est chef du gouvernement en 1921 lorsque sont instaurées les premières mesures d’apartheid. La théorie de « l’holisme » que le « penseur » Smuts lance en 1926 est décidément née sous de bien curieux auspices, on en conviendra ! Bien sûr, John Clark peut toujours dire qu’il n’est pas d’accord avec ce holisme-là, récent par rapport à Reclus et même par rapport à nous, mais cela rappelle trop les marxistes qui disaient que le marxisme du goulag ou de l’Angkor n’était pas le « vrai » marxisme.

[2Comme je l’ai écrit, Béatrice Giblin, géographe française qui a consacré sa thèse à Reclus se garde bien de parler de holisme à son sujet. C’est un argument dont ne tient manifestement pas compte John Clark. Par ailleurs, pour une autre géographe, Marie-Claire Robic, chez Reclus « la perspective reste synthétique ». Synthétique et non holistique, ce n’est pas du tout la même chose ! Robic Marie-Claire (1992) : Géographie et écologie végétale : le tournant de la Belle Époque. Du milieu à l’environnement, Paris, Economica, 350 p., p. 129. Sur l’utilisation pertinente du mot « synthèse », cf infra.

[3Acot Pascal (1988) : Histoire de l’écologie. Paris, PUF.

[4Haeckel était membre éminent de la Ligue moniste en Allemagne, qui « tentait de reconstruire l’unité du monde en affirmant l’unicité de statut de l’inerte et du vivant, des plantes, des animaux et des sociétés humaines » : prémisse, on le voit, des dérives mystico-holistiques de l’écologie profonde (Deleage Jean-Paul (1992) : « De l’univers infini au monde clos ». Géopolitique, nº 40, p. 16-20). Sur Haeckel, son interprétation du darwinisme, son anticléricalisme et ses positions sociales réactionnaires, cf TORT P. (1983) : La pensée hiérarchique et l’évolution. Paris, Aubier, p. 267-328. Il n’est pas anodin que le livre d’Haeckel sur Le monisme (Schleicher, 1897) ait été préfacé par G. Vacher de Lapouge, tristement célèbre pour ses positions racistes et aryanistes. Dans cette préface Vacher de Lapouge suggère de remplacer la devise « liberté, égalité, fraternité » par « déterminisme, inégalité, sélection ».

[5« Et maintenant, je vous le demande, pourquoi ne décidez-vous pas vous-même s’il est vrai — oui ou non — que dans tout organisme la cellule obéit à ses affinités ? Vous n’avez pas besoin, pour vous faire une opinion, d’opposer naturaliste à naturaliste (Haeckel à de Lanessan). Tous sont d’accord au fond, quels que soient les sophismes qu’ils mettent en avant, pour justifier les inégalités dont ils profitent, car d’ordinaire chacun professe la moralité de son intérêt. Un professeur qui fait partie, comme Haeckel, de la « garde du corps » des Hohenzollern, ou bien un autre professeur qui veut soumettre les hommes à la domination des savants, comme Huxley, peuvent, tant qu’il leur plaira, opposer la tête au ventre, le fluide nerveux à la lymphe ; ils sont bien tenus de déclarer aussi que la cellule, comparable à l’homme dans la société, s’associe et se dissocie sans cesse (…) ». Lettre de juin 1888 d’Elisée Reclus à Renard, auteur d’un Essai sur le socialisme. Citée par : Reclus Paul (1939) : Biographie d’Elisée Reclus. Rééditée in (1964) : Les frères Elie et Elisée Reclus — ou du Protestantisme à l’anarchisme. Paris, Les Amis d’Elisée Reclus, 212 p., p. 122.

[6Dunbar Gary S. (1977) : « Early occurrences of the term "social geography" ». Scottish geographical magazine, april, vol. 93, p. 15-20.

[7Cf. lettre d’Elisée Reclus du 5/6/1895 à la maison Hachette, au départ pressentie pour l’édition. Reclus Paul (1939) : op. cit., p. 145.

[8Boino Paul : « Elisée Reclus : histoire d’une pensée scientifique ». À paraître dans Itinéraire, juin 1997.

[9Lowenthial David (1960) : « George Perkins Marsh on the nature and purpose of geography ». The Geographical Journal, vol. 126/4, décembre, p. 413-417. Reclus a entretenu une correspondance avec Marsh. C’est celui-ci qui lui parlera des politiques conservationnistes de la nature.

[10Cf. « Considérations philosophiques ».

[11Cf. plusieurs passages dans le chapitre 3, « Antithéologisme », de Fédéralisme, socialisme et antithéologisme.

[12À travers Malatesta et Berneri, Pietro Adamo esquisse une critique de cette conception kropotkinienne. Sur un autre registre et dans une autre direction, complémentaire, Daniel Colson expose de façon très stimulante la question des rapports de l’anarchisme avec la modernité, les Lumières et le positivisme. Cf. leurs contributions dans La culture libertaire (1997), ACL.

[13On peut par exemple trouver cette plate-forme dans Rethinking deep ecology — Proceedings from a seminar at Sum, University of Oslo, 5/9/1995, centre for Development and the Environment, University of Oslo, Nina Witoszek ed., 1996, 126 p.
Naess et Sessions sont glorifiés par Jacques Grinevald dans les publications des ACL sur l’écologie.