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Sur le barrage du CRT de Lesquin

Le jeudi 13 novembre 1997.

Jeudi 6 novembre, 23 heures. Il fait nuit noire quand, à quelques-uns, nous rendons visite aux routiers en grève qui organisent le blocus du Centre régional de transport de Lesquin, en bordure de l’aéroport de Lille. Il pleuvine et les rangées de camions qui encombrent toutes les voies d’accès au CRT sont impressionnantes. Les routiers accueillent chaleureusement l’énorme marmite de soupe que nous leur apportons en guise de solidarité.

Il y a là des milliers de camions, de toute la France, mais aussi de l’Europe entière, bloqués par le mouvement de grève de leurs collègues français. Ça discute ferme autour du feu et sous la tente qui permet de se protéger un peu de la pluie, entre les quelques dizaines de routiers qui veillent… Certains nous rapportent les quelques mésaventures qu’ils ont connu ici : une première tentative de blocus avortée face à quelques rangées de CRS ; ceux qui tentent malgré tout de traverser le barrage filtrant. D’après un militant CFDT, il n’y a pas eu de problème ou d’accrochage majeur avec ces routiers étrangers bloqués, contrairement à ce que ne cesse de laisser entendre la grande presse. Patrick, un jeune routier belge raconte qu’il est arrivé ici lundi après-midi, qu’il y a été bloqué mais qu’il est resté depuis : la condition des routiers français et belges est sensiblement la même, horaires impossibles, souvent de 6 h le matin jusqu’à 21 heures ou même jusqu’au lendemain matin quand il n’est pas question de s’arrêter en route, salaire de misère comparé au temps de travail extensible. Si les routiers belges font officiellement 40 heures de conduite par semaine, c’est sans compter les temps d’attente, de chargement/déchargement obligatoire (si tu refuses, le client téléphone à ton patron et t’es dehors…), payés nettement moins que la conduite… Selon lui, c’est clair, il faut lutter au niveau européen, pour un salaire unique des chauffeurs, ainsi qu’un barème détaillé des prix de transport afin de lutter contre la concurrence sauvage, tant nationale qu’internationale dont ils font les frais.

Avec un militant CFDT, nous discutons un peu de la poursuite des négociations entre patrons et syndicats. Il s’étonne que les grands patrons regroupés dans l’UFT soient maintenant revenus à la table des négociations et qu’ils semblent maintenant accepter une augmentation salariale de 4 % alors qu’ils l’avaient quittée la semaine dernière en jugeant inacceptable une telle augmentation. « Ils nous ont poussé à la grève, c’est clair. Il s’agit peut-être de savoir pourquoi ». C’est l’occasion de lui parler d’annualisation du temps de travail, de l’attitude maximaliste de l’UFT qui voulait imposer cette revendication patronale. L’annualisation, qui sera la contrepartie des 35 heures dans les négociations boîte par boîte prévues après la Conférence sur l’emploi. De parler aussi de cette avancée bizarre des négociations : un salaire de 10 000 FF pour 200 heures de travail mensuel, alors que l’horaire légal est de 169 heures. Pour lui, c’est clair, les routiers luttent pour un salaire décent. À l’heure actuelle, il n’est pas rare qu’ils travaillent 240 heures par mois (60 h par semaine…) ou plus… Ces 10 000 FF, c’est déjà une avancée pour une réduction sensible du temps de travail et un salaire mensuel plus décent défini par des règles claires.

C’est pourtant un accord entre patrons et syndicats sous l’égide de l’État qui se trouve clairement en dehors du code du travail. Mais il estime que c’est déjà une avancée et qu’il sera difficile d’obtenir plus, la plupart des boites ne pouvant selon lui supporter maintenant une application réelle des 169 h/mois, voire des 35 h/semaine, même s’il le souhaite. L’annualisation du temps de travail, l’UFT en a abandonné la revendication dans les négociations et les 10 000 FF mensuels y sont plutôt contraires : il s’agit plutôt d’une mensualisation du salaire et des horaires qui faisait jusqu’ici défaut.

Quant à savoir si un prochain accord sera effectivement appliqué, contrairement à celui de 96, ils demandent tous des garanties, sans bien encore savoir lesquelles : des engagements écrits, des signatures, des changements tout de suite, la garantie du gouvernement (mais un gouvernement ça change), une nouvelle grève un mois après un accord éventuel si rien n’a bougé… Tiens, une rumeur court selon laquelle les routiers italiens devaient se mettre en grève lundi 10 novembre. Et si c’était ça la garantie ? Avec celle des cheminots, des électriciens, des gaziers, des employés de la restauration aussi flexibles et exploités que les routiers, des ouvriers, des employés, des précaires, des chômeurs, des étudiants internationalement…

Bertrand Dekoninck
groupe Humeurs noires (Lille)