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Papon ou de la continuité de l’État (2)

Le jeudi 13 novembre 1997.

Voila un mois maintenant que le procès Papon a commencé et nous ne sommes toujours pas entrés dans le vif du sujet, à savoir l’examen précis des faits qui lui sont reprochés. Il faut reconnaître que sa défense est assurée par un avocat retors mais de talent, habitué des grands procès, proche de la droite nationaliste et de l’extrême droite, Jean-Marc Varaut, lequel sait user de toutes les ficelles du code de procédure pénale.

Face à cette unité de la défense se retrouvent une quinzaine d’avocats défendant tant les parties civiles, personnes physiques au nombre de 34 — rescapés des convois ou membres des familles de celles et ceux qui ne sont pas revenus —, qu’une quinzaine d’associations agréées — notamment la Ligue pour la défense des droits de l’homme et du citoyen, le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples, la Fédération nationale des déportés et internés résistants et patriotes, les Fils et filles des déportés juifs de France, l’Association des anciens déportés juifs de France internés et familles de disparus et le Consistoire central — et qui, outre des rivalités médiatiques, n’ont pas la même approche du procès : certaines privilégient la spécificité du problème juif, d’autres veulent faire le procès du régime de Vichy, d’autres enfin — et je les rejoins pour ma part — concentrent leur tir sur l’Administration en tant qu’entité au service du pouvoir, quelle que soit sa couleur.

La justice de classe, ça existe

Dès la première audience, le 8 octobre, l’avocat de Papon demande la mise en liberté de son client en se basant notamment sur la Convention européenne des droits de l’homme et la notion de procès équitable, d’autant qu’il n’a jamais été condamné jusqu’alors et qu’il est tributaire par ailleurs de graves problèmes de santé. L’expertise médicale ordonnée conclue au maintien possible en détention si elle s’effectue dans le cadre d’une hospitalisation dans un service de cardiologie. À la surprise du Ministère public et des avocats, et à la stupeur des parties civiles, la Cour ordonne la mise en liberté de l’accusé en rappelant que la liberté est la règle et la détention l’exception, et que jusqu’à présent le Ministère public n’avait jamais jugé utile de requérir la mise en détention provisoire de Papon… Extraordinaire ce respect scrupuleux des droits de la défense pour un accusé poursuivi pour « crime contre l’humanité » ! Le décalage est manifeste entre l’insigne gravité des faits et la mansuétude de la décision de remise en liberté. Si on ne peut que saluer en soi le respect de ce principe de liberté, dans la réalité de tous les jours c’est la détention qui prévaut et l’effet « justice de classe » est ici flagrant. Après la lecture ensuite pendant huit heures des 169 pages de l’arrêt de renvoi détaillant les faits reprochés à l’accusé (voir le M.L. du 2 octobre), vont défiler à la barre jusqu’au 22 octobre les témoins de moralité convoqués par la défense et qui, par leur seule « qualité » déjà, sont destinés à impressionner les jurés : les anciens premiers ministres Mesmer et Barre, les anciens ministres Guichard et Mestre, l’ancien préfet de Paris Doublet, le successeur intérimaire de Jean Moulin à la tête du CNR pendant l’été 43 Bouchinet-Serreulles, l’académicien Druon, auteur avec son oncle Joseph Kessel du « Chant des partisans », etc. Le but de la manœuvre est simple : il s’agit de démontrer que Papon est un soldat du gaullisme et qu’en tant que tel il ne peut être soupçonné de faits graves de collaboration, qui par ricochet mettraient à mal le mythe gaulliste de la Résistance. Et les témoins d’insister sur le libéralisme profond de Papon, sa haute compétence et son sens du devoir, les services rendus à la Résistance et le fait qu’on n’ait appris qu’en 1945 l’existence des camps d’extermination nazis.

Deux accrocs toutefois dans ce tableau d’un Papon au-dessus de tout soupçon : Mesmer tout d’abord qui, tout en couvrant Papon dans sa fonction de préfet de police en 1961-1962 alors que lui-même était ministre des armées, déclare sans ambages qu’il aurait dû démissionner dès juillet 1942, date du premier convoi de déportés juifs parti de Bordeaux-Mérignac en direction de Drancy. Einaudi ensuite, l’auteur de La Bataille de Paris (1991) cité par le MRAP, dont le témoignage à propos justement du comportement de Papon en tant que préfet de police — notamment lors de la manifestation du 17 octobre 1961 (3 morts officiellement, entre 2 et 300 en réalité) —, dans le cadre de l’examen de son curriculum vitæ, s’avère être un réquisitoire implacable impressionnant la Cour et les jurés. Au-delà du procès lui-même il va faire rejaillir de la mémoire enfouie cet autre non-dit de l’histoire de France qu’est la guerre d’Algérie, ternissant par là-même l’image de l’idéal gaulliste sur laquelle Papon veut prendre appui.

Ce dernier tente alors d’impliquer les juifs eux-mêmes qui n’auraient pas eu, eux non plus, connaissance de la « solution finale », car autrement d’après Maurice Druon « il y aurait eu moins de juifs passifs, attendant qu’on vienne les arrêter, cousant leur étoile jaune sur leurs vêtements ; ils ne seraient pas restés à attendre comme des brebis offertes aux sacrificateurs ! ». Et il enfonce le clou, s’étonnant que Papon soit placé sous les feux de la rampe et que les responsabilités allemandes soient laissées dans l’ombre : « Il y a un paradoxe à voir les fils de victimes devenir les alliés objectifs des fils des bourreaux ». Renversant !

Le point de vue des historiens

Les audiences sont ensuite interrompues jusqu’au 31 octobre suite à l’hospitalisation de Papon pour « pneumopathie aiguë » et nous changeons alors de registre avec l’entrée en lice des historiens chargés d’éclairer le contexte. Paxton, d’abord, insiste sur la responsabilité propre du régime de Vichy qui « va aider les nazis dans leur projet d’extermination des juifs avec en contrepartie la maîtrise de l’administration dans les deux zones, occupée et non occupée » : c’est la collaboration au nom de la raison d’État. Amouroux, de son côté, adepte de la thèse du « Pétain-bouclier », met en avant l’« épaisseur d’ignorance » d’un peuple français sevré d’informations et pointe du doigt la responsabilité des « éveilleurs de conscience » qui ont tardé à réaliser l’« impensable ».

Azéma, par contre, met l’accent sur la promulgation d’un premier statut des juifs dès le 3 octobre 1940, sans aucune demande préalable pourtant de l’occupant nazi, suivi d’un second le 2 juin 1941, créant un véritable « apartheid à la française ». il s’agit d’éliminer les juifs politiquement, économiquement et socialement. Vichy n’a certes pas recherché leur extermination mais par le biais du recensement, des fichiers et de la mise à disposition de ses propres forces de police, il s’est comporté comme un complice avéré de leur déportation sans se préoccuper de la destination finale… Quant à la mise en œuvre des instructions par les fonctionnaires, il estime qu’une marge de manœuvre était possible, prenant pour exemple le témoignage de François Bloch-Lainé dans son ouvrage Haut-fonctionnaire sous l’occupation. Burrin de son coté insiste sur cette dimension autochtone, autonome de la politique antisémite qui fait qu’à terme la discrimination va ouvrir la voie à la déportation. Il va même jusqu’à dire qu’« en terre chrétienne la disparition des juifs — conversion volontaire ou forcée — est pour ainsi dire inscrite structurellement dans l’horizon intellectuel » ! Baruch enfin démonte le mécanisme de fonctionnement de l’administration dont la trilogie se décline en « Ordre, Autorité, Hiérarchie ». Un fonctionnaire n’a pas d’état d’âme, il est là pour servir et obéir ; un droit antisémite étant mis en vigueur, il convient tout simplement de l’appliquer selon le principe de la légalité. Pour relayer sa politique sur le terrain, Vichy va s’appuyer sur les préfets dont la montée en puissance, consécutive à la suppression des conseils généraux et la nomination par leurs soins des maires dans les communes de plus de 2 000 habitants, va faire d’eux de véritables vice-rois chargés d’appliquer dans leur département l’ordre nouveau.

Le secrétaire général du département pouvant être qualifié de véritable préfet bis, Papon qui jusque-là se réfugiait derrière une compétence purement technique et arguait se contenter d’obéir aux ordres, se retrouve maintenant sur la défensive au moment où la Cour va enfin examiner les faits qui lui sont reprochés, à savoir les 10 convois de 1590 juifs déportés, hommes, femmes, enfants, vieillards.

J.-J. Gandini