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Rencontre avec des anarchistes russes et biélorusses

Le jeudi 20 novembre 1997.

Ioulia : En Russie, aujourd’hui, il y a une sorte de capitalisme sauvage. Avant, c’était le capitalisme d’État ; les ouvriers avaient quelques privilèges : le droit au travail était obligatoire, les salaires étaient fixés et versés à temps. Maintenant, c’est différent, c’est-à-dire qu’il y a beaucoup de produits dans les magasins mais la plupart des travailleurs ne peuvent pas les acheter.

La différence du capitalisme sauvage, par rapport au capitalisme d’État, c’est que le capital a été transformé. Avant, c’était le capital d’État, dont les bureaucrates sont devenus aujourd’hui capitalistes, businessmen… Ce sont souvent les mêmes gens. Maintenant, on privatise tout. Il y a déjà eu trois vagues de privatisation. On privatise les télécommunication, l’éducation, la médecine (l’assurance maladie devient privée). On a ouvert plusieurs universités et écoles privées.

La situation des travailleurs devient de plus en plus dure. Les prix augmentent plus vite que les salaires. Les salaires ont des retards de quelques mois et ils sont très bas.

1 000 roubles, ça fait un franc. Si un ouvrier gagne 600 000 roubles, il gagne 600 FF, et les prix sont presque les mêmes qu’en Europe occidentale.

M.L. : Pourquoi n’y a-t-il pas de protestation ?

Ioulia : Il y a des grèves, essentiellement spontanées. Les syndicats officiels qui regroupent la plupart des travailleurs sont réformistes. Ils reculent toujours au dernier moment, et cherchent à s’entendre avec le gouvernement alors que les intérêts du gouvernement sont contraires à ceux des travailleurs.

M.L. : Comment considérez-vous votre action ?

Ioulia : Notre but principal est de briser la passivité des gens, de faire de la propagande, de constituer des syndicats indépendants. Pendant les années de totalitarisme, nous avons été isolés des expériences de mouvements indépendants des travailleurs. Et maintenant, nous devons apprendre. Notre organisation a été créée il y a quatre ans, et elle a participé à de nombreuses grèves et manifestations. Nous distribuons aussi de la littérature et des tracts.

Nous avons réussi à publier un journal (ce qui n’est pas facile à cause des prix), L’action directe, qui n’a rien à voir avec le groupe que vous avez connu en France. Nous avons déjà fait sept numéros et nous préparons le huitième. Nous avons publié une brochure, Qu’est-ce que l’anarchosyndicalisme ?, et l’an dernier, nous sommes rentrés à l’AIT.

Pendant la guerre en Tchétchénie, que l’on dit terminée alors qu’il y a encore des conflits, nous avons participé à une campagne antimilitariste. Nous étions les seuls à agir contre la guerre. Nous avons fait des actions avec d’autres organisations, dont une association de mères de soldats tués pendant la guerre. Nous avons fait tout ce que nous pouvions, mais la mobilisation est restée très faible. C’est dommage, car je pense que s’il y avait eu un large mouvement de protestation, la guerre n’aurait pas eu lieu.

Nous avons réussi à organiser une bibliothèque à Moscou. Nous y organisons nos conférences. Nous y faisons une collecte pour un orphelinat qui se trouve dans une très mauvaise situation. Nous préparons des actions contre le projet de hausse des loyers.

Ioura : En 1991, l’ex-URSS, héritière de l’empire russe, est dissoute. La Biélorussie devient un État indépendant. Pendant trois ans, il y a eu des processus contradictoires. D’un côté, la Nomenklatura a essayé de changer ses privilèges tout en les conservant. De l’autre, c’est l’émergence du mouvement ouvrier indépendant et de formations politiques de toutes sortes qui ont tâché de défendre les intérêts des travailleurs.

Durant cette période, il y a eu beaucoup d’illusions sur l’économie libérale. Mais les réformes du marché ont conduit à la chute de ces illusions. Il y a eu le chômage, la mafia… Le niveau de vie a baissé.

Dans cette situation, l’establishment a changé la république en système présidentiel. Ils ont dû durcir les institutions répressives pour se défendre du peuple. Loukachenko est arrivé au pouvoir. Sa popularité s’est faite sur ses interventions contre la corruption. Il a endormi la conscience des travailleurs par la démagogie sociale. Il a changé l’idéologie libérale classique par le culte patriotique. Il a utilisé la nostalgie des gens dans le cadre de l’unité de l’ex-U.R.S.S. Mais le régime actuel n’est pas bolchevique. Il est plutôt proche des fascistes. C’est une dictature. D’un autre côté, la privatisation se développe à grands pas, surtout au profit des compagnies étrangères (russes et occidentales). Bien que notre président joue sur la démagogie anti-occidentale, il offre les conditions les plus profitables aux monopoles internationaux. Dans mon village natal, des américains ont acheté l’entreprise d’électronique, mais ils ne produisent rien, ils font des actions financières. Ce qui fait que tous les ouvriers (3 000 personnes) vont être licenciés. Le salaire moyen est de 300 FF par mois. Certaines catégories reçoivent 150 FF par mois.

La répression contre l’opposition s’aggrave. Il y a 20 ans les travailleurs du métro et les chauffeurs de bus ont fait une grève. Nos compagnons de la Fédération anarchiste de Biélorussie y ont pris une part active. La grève a été brisée par les forces policières et les meneurs ne peuvent toujours pas trouver de travail.

L’année dernière, il y a eu une grande vague d’opposition en Biélorussie. Maintenant presque tous les partis et groupes politiques sont en opposition au régime actuel : des partis bourgeois jusqu’aux communistes. Pendant un an et demi, à Minsk, il y a eu des manifestations réprimées violemment par la police. Des mesures de plus en plus dures sont prises contre l’opposition. Les gens du KGB attaquent les militants. Un accident de voiture a été organisé contre un de nos compagnons.

Le président déclare qu’il sympathise avec Hitler et qu’il veut construire un État biélorusse sur le modèle du IIIe Reich. Nous avons 140 000 policiers pour une population de 10 millions d’habitants. C’est deux fois plus qu’en Russie et quatre fois plus qu’en Pologne.

Dans de pareilles conditions, la lutte contre le régime est très dure. L’opposition bourgeoise n’est pas capable de peser de façon sérieuse contre la dictature, car ses mots d’ordre ne sont pas populaires. C’est seulement un mouvement de masse qui pourra en finir avec la dictature.

Ce mouvement doit lutter pour la liberté et pour la justice sociale. Et la seule organisation à défendre la lutte de classes sur des bases autogestionnaires, c’est la Fédération anarchiste de Biélorussie.

La conscience des travailleurs se libère peu à peu des mythes imposés par le régime. Notre président a préparé un décret sur la discipline du travail d’après lequel l’administration pourra licencier les travailleurs qui auront commis deux délits de discipline. Ça peut être n’importe quoi et ça donnerait des moyens à l’administration de licencier ceux qui protestent.

L’ouvrier licencié ne touchera pas de prime, à son nouveau travail, pendant un an. On prévoit aussi des amendes pouvant aller jusqu’à 10 000 FF.

Notre organisation fait partie de celles qui s’opposent le plus activement au régime. La répression se renforce et notre travail devient de plus en plus difficile. Pendant la manifestation du premier mai 1995, huit membres de notre organisation ont été arrêtés et matraqués par la police. Le 25 septembre dernier, les policiers ont tué un de nos compagnons. Nous avons organisé des manifestations, des grèves et nous avons obtenu qu’une procédure soit engagée contre les coupables. Mais c’est lent et il n’y aura peut-être pas de procès.

Le renforcement de la répression suscite des réactions de la jeunesse qui participe aux mouvements d’opposition. Les affrontements avec la police sont de plus en plus violents. Maintenant, il y a un groupe de lutte armée contre le régime.

Nous faisons tout ce que nous pouvons pour attirer les gens sous nos drapeaux, avec quelques succès. Nous espérons que le fascisme en Biélorussie sera bientôt liquidé, que nous jouerons un rôle important dans cette lutte et qure nous créerons les conditions d’une révolution sociale.