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Les Aventures du capitalisme en Chine

Le jeudi 21 octobre 2004.

Notre VRP en chef, le président de la République est revenu de son voyage dans l’empire du Milieu, content. Il avait dans sa mallette des tas de contrats signés, paraphés, arrosés qui allaient être d’un grand secours, disait-il, à notre économie qui en a grand besoin. Que, simultanément, on ait à supporter une hausse rapide du prix du pétrole, dont une des causes est le développement économique de la Chine, est certainement une coïncidence.

Mais tout cela est secondaire. Le grand événement pékinois de ces derniers mois est l’accession au pouvoir suprême d’un groupe de gestionnaires modernes incarnés par celui qui n’était jusqu’alors que le patron en titre. Hu Jintao, président de la République de Chine, vient d’accéder au plus haut poste du pays. Il a été désigné comme le dirigeant le plus élevé de l’Armée populaire. Son titre exact est « président de la Commission militaire centrale ». Il a réussi à éliminer le protégé de son prédécesseur. Il est maintenant l’homme fort du pays. Il a les mains libres pour faire ce qu’il veut, c’est-à-dire réformer en profondeur un pays immense.

Nous avions abordé dans un article précédent les risques de surchauffe économique causés par la création tout azimut d’entreprises de toutes sortes, et spécialement des aciéries. Ce développement allait de pair avec une profusion de crédits financiers plus ou moins opaques.

De l’avis de tous les experts, malgré les efforts gouvernementaux, l’économie chinoise peine à ralentir. Le nouveau pouvoir, en la personne de Hu Jintao et de son Premier ministre Wen Jiabao, va devoir trouver rapidement les moyens d’empêcher que le lait ne déborde. Une économie qui continuerait à ce rythme ne ferait que rendre infranchissable le fossé qui existe entre la bande côtière chinoise qui regroupe environ 300 millions d’habitants et le reste du pays qui en compte entre 900 millions et un milliard. Dans ce calcul, il ne faut pas oublier le nombre quasiment inconnu, que certains chiffrent à 100 millions, de personnes sans domicile fixe, migrants de l’intérieur, attirés par le miracle économique. Il s’agit là d’une population à la fois misérable et incontrôlable.

Selon le Financial Times, l’équipe au pouvoir devrait s’atteler à trois travaux d’Hercule, combattre la corruption, réduire le fossé entre les riches et les pauvres et, enfin, construire une Sécurité sociale. Voici donc un programme ambitieux et révélateur. La corruption au sein de cette société est-elle tellement étendue qu’elle deviendrait un problème national ? Peut-être, mais cela cache un autre problème qu’il est malséant de mentionner officiellement. En réalité, le pourvoir central n’est pas obéi.

L’acier

Depuis le début de juillet 2004, Pékin s’efforce de ralentir par tous les moyens la production d’acier. C’est un échec. Dans une ville, Tangshan, près de la capitale, dix aciéries ont été fermées, pour gaspillage et pollution, et parce qu’elles n’avaient pas reçu les autorisations officielles d’ouverture. Quelques jours après, l’une d’elles a réouvert sans difficulté dans les mêmes conditions. Cela a été la même histoire dans une province centrale, le Hubei. Le gouvernement provincial y a contrôlé 129 aciéries, en a fermé 97, et il y en a encore 200 qui fonctionnent. Les experts chiffrent à plusieurs centaines le nombre de petites aciéries ouvertes depuis peu dans le pays. En 2003, on en dénombrait 871, mais c’était compter sans celles que l’on appelle « backyard furnaces », c’est-à-dire des hauts-fourneaux d’arrière-cour. Ce qui n’est pas sans rappeler l’époque du « grand bond en avant ». Les protecteurs locaux se rient des directives nationales. Pékin, cette fois-ci, semble déterminé à intervenir brutalement car le boom de production de l’acier place le pays dans une situation délicate du point de vue du transport des marchandises. D’une part, le réseau ferroviaire ne peut transporter que 40 % de la production, son infrastructure n’ayant pas suivi le développement économique, d’autre part l’acier joue un rôle déterminant dans nombre de chantiers industriels. Le gouvernement central a décidé de favoriser la construction de grandes aciéries, technologiquement développées dans trois endroits différents. En même temps, le chantier d’une usine près de Shanghai, propriété du plus grand groupe métallurgique privé chinois, a été arrêté faute d’autorisations en règle. La focalisation gouvernementale sur les aciéries ne relève pas d’un caprice. La demande en acier est colossale, les prix sont hauts et les appétits sont aiguisés. Mais le pouvoir chinois sait bien qu’en régulant la production de l’acier, il contrôle le développement du pays. Cette limitation de la production interne fait les affaires du cinquième plus grand producteur mondial d’acier, le sud-coréen Posco. Il a prévu une augmentation de ses profits de plus de 5 % en 2004. La Chine consomme aujourd’hui un quart de la production mondiale.

La corruption est aussi à l’œuvre dans la production d’énergie. Le quotidien financier français, Les Échos, du 13 octobre, rapporte que lors de la privatisation de l’EDF chinoise, des cadres d’une centrale achetèrent leur outil de travail pour le quart de sa valeur, en ayant probablement bénéficié d’une ristourne de 25 %, le directeur d’État devenant alors le principal propriétaire. Dans ce domaine aussi, les problèmes deviennent gigantesques. Les centrales actuelles ne parviennent pas à fournir le courant nécessaire aux usines qui poussent comme des champignons.

Eldorado ou menace ?

Voilà donc le pays pour lequel nos patrons ont les yeux de Chimène. Après avoir lu ce qui précède, on peut se demander pourquoi ils sont aussi intéressés par un pays qui a l’air d’être en permanence sur le fil du rasoir. À les entendre, ils sont attirés par les charges sociales nulles ou presque, les salaires réduits au plus bas et, surtout, ce qu’ils ne disent pas, l’absence de droits sociaux. Pour nos patrons ainsi que pour la plupart de nos dirigeants politiques, la société idéale est celle où l’ouvrier travaille en se taisant, où son espérance de vie est telle qu’il n’est pas nécessaire d’avoir une caisse de retraite, où il ne sert à rien d’avoir une Sécurité sociale car les soins sont soit inexistants soit gratuits, et où les droits sociaux restent cantonnés dans les déclarations de principe. Les rares pays qui correspondent à cela sont les actuels et anciens pays « communistes ». Nos patrons sont les derniers prochinois. Ils sont de vrais communistes.

Mais si on fait abstraction des cocoricos des uns et des autres, on entend une autre chanson. Les contrats signés ne le sont que s’ils sont accompagnés d’un transfert des savoirs technologiques. L’Occident prédateur n’est plus dans une position colonialiste où l’on extrait le maximum sans rien donner en échange. Le Financial Times du 13 octobre met en garde les décideurs contre l’illusion de croire que le profit ne se fera que dans un sens. D’après lui, les industriels chinois vont investir cette année dans le domaine de la recherche et du développement sept fois plus que leurs homologues américains. Les industriels occidentaux ne considèrent la Chine que du point de vue d’une production à bas coût. Qu’elle puisse devenir une base pour la recherche ne les intéresse pas. Pourtant l’effort financier impressionnant accordé par le pouvoir central aux universités pour les amener au plus haut niveau, joint aux offres alléchantes faites à leurs chercheurs expatriés afin qu’ils rentrent au pays, va avoir pour conséquence probable, à moyen terme, une inversion des flux du savoir. Face à ce développement, les universités américaines qui fonctionnaient avec 40 % de chercheurs étrangers, post-docs pour la plupart, donc les plus productifs, sont dans le creux de la vague. Les mesures sécuritaires de plus en plus sévères envers les étrangers, suite au 11 septembre 2001, ont eu pour conséquence de faire chuter de 50 % le nombre des nouveaux venus dans les laboratoires américains. On assiste, disent les spécialistes, à une fuite des cerveaux « à l’envers ».

Mais, déjà, les effets de l’effort industriel chinois se font sentir. Pur adepte du libéralisme, triomphant lors de l’entrée de la Chine dans l’OMC, le patronat américain du textile et de l’habillement vient de demander à Washington de prendre des mesures protectionnistes contre les importations chinoises. Il faut, disent-ils, profiter de ce que l’accord cinquantenaire sur les produits chinois vient à expiration, pour limiter la place des articles importés dans tout ce qui concerne les pantalons, les chemises, les T-shirts, les draps, etc. La Chine a exporté aux États-Unis pour plus de 2 milliards de dollars d’articles textiles l’an dernier. La conséquence directe de ces importations a été la disparition de 350 000 emplois en quatre ans. Le gouvernement américain doit décider le 1er novembre s’il va ou non prendre cette demande en considération. Juste avant les élections, cela promet. Quelle que soit la décision prise, nouveau quota plus contraignant ou laisser-aller comme les principes théoriques de l’OMC le supposeraient, on est en plein milieu de ce que l’on appelle les contradictions du capital.

Dans le premier cas, Pékin porterait plainte devant l’OMC, les États-Unis n’ayant pas le droit de limiter les importations chinoises sans limiter ses propres exportations. Le ministère américain du Commerce a déjà suggéré à d’autres secteurs industriels de faire une demande similaire à celle du textile. Il semble que les associations patronales concernées de 54 pays, dont le Bangladesh, le Mexique ou la Turquie, soient intervenues auprès du gouvernement américain afin qu’ils prennent des décisions protectionnistes. En Europe aussi, cette crainte se fait jour. La nouvelle commission va être obligée de se saisir de ce problème. Si des mesures protectionnistes sont prises, ce qui semble à peu près probable, que va-t-il se passer avec nos chers délocalisateurs ? Faute de pouvoir vendre en Occident leurs produits à bas prix vont-ils faire le chemin inverse ? Ils risquent de se trouver face à un sérieux dilemme. Soit ils visent uniquement le marché chinois, et le pouvoir local les laissera faire au bout d’une laisse, soit ils voudront retirer leurs billes, et le même pouvoir policier qu’ils appelaient de leurs vœux les en empêchera. Nous vivons des temps intéressants.

Pierre Sommer, ps _chez_ plusloin.org