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Qui sème la misère récolte la colère

Le jeudi 8 janvier 1998.

Chacun a les feux d’artifice qu’il peut. Pour les ci-devants qui s’agglutinent par centaines de mille aux Champs-Élysées dans la nuit du nouvel an, le mirage des lampions officiels leur tient lieu d’éblouissement pour autant qu’ils ont imprimé dans leur cerveau la ridicule idée d’être sur « la plus belle avenue du monde ».

Illusion d’un soir où le beauf moyen croit qu’il va s’encanailler païennement avec la première bourgeoise venue sous prétexte que cette nuit là tout serait permis. Grotesque opération défouloir d’une violence sociale retenue à longueur d’année !

La même nuit, à Strasbourg, quelques centaines de gamins se défoulent aussi en provocant les agents de l’ordre.

Tout le plaisir du jeu se trouve dans le fait de niquer les patrouilles de police.

La voiture qui flambe ou la vitrine du centre social qui explose matérialisent seulement la victoire sur l’ennemi. Il n’y a plus qu’à rejouer une nouvelle partie ailleurs.

Si ces deux faits violents sont traités de manière très différente par les médias, c’est à cause de leur signification politique, bien entendu.

L’un s’inscrit dans une mise en scène officielle, à la codification figée et exprimant un jeu où le plaisir spontané est absent.

Il faut faire la fête parce que c’est le jour de l’an et qu’on est autorisé à occuper la rue la plus symbolique de la puissance et de la richesse des classes dominantes.

On joue à l’insurrection populaire, comme le 14 juillet.

Dans l’autre cas l’acte est « spontané » et un vrai risque est pris pour défier l’ordre établi. L’insurrection est réelle pour ceux qui s’y impliquent même si pour le pouvoir les règles du jeu sont parfaitement contrôlées.

La violence sociale est une forme de protestation politique !

En effet il est impossible d’imaginer que l’État soit réellement dépassé par ce type de violence alors que depuis des années il peaufine ses outils de répression tant sur le plan judiciaire que par les moyens matériels et humains dont il dispose.

Il y a un discours très élaboré pour expliquer, justifier et légitimer la nécessité d’encadrer une jeunesse soi-disant laissée à l’abandon par la famille, incapable même de profiter de l’ascenseur social que serait encore l’éducation nationale… désœuvrée et livrée à elle-même elle sombrerait en masse dans l’absurde et la délinquance.

Une armada d’associations de quartiers, de réinsertion et autres dispositifs dit préventifs est chargée de gérer cette situation. Il est certain que cela donne du travail à tout un tas d’éducateurs et autres chefs de projet ou de mission quelconque dont la fonction essentielle est de servir de faire-valoir et de producteurs de statistiques « d’actions menées sur le terrain ».

L’objectif réel de ce dispositif social sous couvert d’un vocable d’intégration et de responsabilisation, est d’infantiliser les classes pauvres, toujours présentées comme incapables de se gouverner elles-mêmes.

Cela génère le fatalisme et l’incapacité à exister en tant qu’êtres capables d’agir de façon autonome. Et bien entendu cela permet d’opposer les « banlieues » et les classes moyennes et de placer ainsi les pouvoirs publics en rôle d’arbitre des tensions sociales.

Cette stratégie politique briseuse d’individus a néanmoins trouvé ses limites et il y a indéniablement une prise de conscience collective par les classes pauvres que cette manipulation institutionnelle n’a jamais été leur réalité, quelle que soit leur origine géographique.

Petit à petit les pauvres ont pris conscience que s’intégrer voulait dire accepter d’être dans la misère, accepter de survivre d’aumônes et accepter d’être méprisés par le reste de la société.

C’est cela qu’ils commencent à rejeter et c’est à partir de là que prend corps leur révolte sociale.

Voilà ce qui fait peur au pouvoir et le contraint à développer une nouvelle stratégie.

Les événements se précipitent !

Chacun sait que la violence urbaine est directement liée à la dégradation de la situation économique et sociale des classes les plus pauvres. Mais il n’est question que de continuer une politique produisant de plus en plus d’inégalités.

L’État se doit forcement d’intégrer dans ses stratégies le contrôle et la répression induit par cette logique capitaliste. Et comme la panoplie de contrôle préventif a de moins en moins de prise et de légitimité, même auprès des travailleurs sociaux chargés de l’exécution de ces tâches, il devient nécessaire de se préparer à l’utilisation de l’arsenal policier et judiciaire de manière plus intensive. Et force est de constater que les événements se précipitent.

La série de grèves protestataires des chauffeurs des réseaux d’autobus urbains exprime le désarroi de travailleurs représentant malgré eux un ordre social rejeté de plus en plus ouvertement par les pauvres, alors que les conducteurs ne sont que de simples salariés subissant eux aussi les logiques capitalistes.

Ces grèves expriment leur ras le bol d’une situation sociale globale qui dépasse largement les actes de violences commis contre eux. Il y a donc, pour le pouvoir, urgence à traiter la chose, sous peine de voir les traminots se retourner contre lui.

De même, lorsqu’à Lyon un jeune est assassiné dans un commissariat par un flic abruti, tout ce que compte la Duchère de travailleurs sociaux, d’élus et de curés se mobilisent pour contrer la légitime colère des habitants de cette cité. La manifestation ouvertement présentée comme « initiative des acteurs sociaux » aura rassemblé moins de cinq cents personnes, avec en tête des parents qui se demandaient publiquement ce qu’ils foutaient là, pour finir en eau de boudin avec un discours lamentable du maire socialo du 9e sifflé par une partie du public. Quelque chose ne fonctionne plus.

Un processus s’enclenche en ce moment même dans l’imaginaire collectif des pauvres et il se pourrait bien qu’ils en aient marre d’être pris pour des billes.

L’État prépare l’opinion à une gestion plus violente des conflits sociaux !

Le gouvernement en est conscient et a donc tout intérêt à mettre l’accent sur l’irrationalité, la violence imbécile et gratuite, l’irresponsabilité des parents, sur l’impuissance des déploiements policiers traditionnels, le dénuement des juges face à la précocité des fauteurs de troubles, etc.

Les médias mettent en relief le cas de Strasbourg où plus de cinq cents voitures ont été brûlées en un an.

Mais il se passe la même chose partout, y compris dans les petites villes. Seulement c’est difficilement avouable sans remettre en cause l’autorité de l’État. En insistant sur un cas particulier, mais représentatif, il s’agit pour le pouvoir de préparer l’opinion à la nécessité d’initiatives radicales pour assurer la mission première de l’État : la sécurité.

Ce que Chirac a vigoureusement rappelé lors de ses vœux du nouvel an. Un précédent Monde libertaire dénonçait la mise en place d’une stratégie policière visant à criminaliser tout mouvement social.

Les faits tendent à conforter cette thèse, et les dernières luttes de chômeurs, autres parias du système, laissent présager des luttes revendicatives où l’utilisation de la violence risque d’être une arme manipulée et instrumentalisée par le meilleur professionnel de la question, à savoir l’État.

Bernard
groupe Déjacque (Lyon)