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Turquie

Péril islamique en Turquie

Le jeudi 8 janvier 1998.

Les islamistes du Refa Partisi (parti de la prospérité) sont depuis fin 1995 le premier parti turc en nombre de voix. Ils dirigent les plus grandes villes du pays, Istanbul, Ankara (la capitale politique), Izmir, et leur chef Necmettin Erbakan a même été Premier ministre en 1996. Cette montée de l’islamisme n’est bien entendu pas une spécificité turque : l’Egypte, l’Algérie, le Pakistan, le Soudan et d’autres en témoignent quotidiennement. Mais la Turquie, mal connue du grand public et des médias, présente de nombreuses spécificités qui en font un cas à part et une sorte de laboratoire d’un Islam qui se veut à la fois conquérant et ouvert.

Avec 60 millions d’habitants, grande comme une fois et demi la France, la Turquie est le pays le plus peuplé du bassin méditerranéen. À la charnière de l’Europe et du monde musulman, elle est en position marginale par rapport à ces deux ensembles, auxquels elle appartient mais avec lesquels elle entretient des relations complexes et souvent difficiles. Ce pays s’est reconstruit sur les décombres de l’Empire ottoman, autour de l’idéologie laïque et nationaliste du « père de la nation » Mustapha Kemal Ataturk, portée encore aujourd’hui par une armée omniprésente dans la vie politique et dont personne n’a oublié les trois coups d’État de 1960, 1971 et 1980.

Une implantation solide et durable

Pourtant le Refa s’est implanté solidement, dans ce contexte à priori difficile, en usant des méthodes habituelles des partis religieux. La Turquie est littéralement quadrillée par une organisation centralisée et pyramidale très efficace. Chaque zone rurale et chaque quartier des grandes villes possède son « émir » qui intervient dans tous les aspects de la vie quotidienne avec le relais d’une myriade d’associations qui prétendent palier aux carences de l’État, dans les domaines du logement par la construction de logements sociaux (mais aussi de mosquées), de la lutte contre la misère par des distributions de nourriture pendant le ramadan, de l’éducation etc. Le Refa stigmatise l’injustice, la corruption et il a fait son fond de commerce de la dénonciation des magouilles des deux principaux partis (de droite) turcs. D’une main, il fustige le capitalisme et sa laïcité impie, mais de l’autre main il encourage les associations islamiques, réunissant les patrons qui le soutiennent.

Finalement, plus que la condamner, le parti d’Erbakan cherche à enturbanner la laïcité, en mariant culture occidentale et islam, par exemple en donnant à la charia (la loi Islamique) des allures de nationalisme turc, en promouvant la taille de la barbe, les costumes impeccables et des voiles en soie qui frisent la haute couture. Les islamistes mettent en avant l’image d’une femme qui serait libérée parce que portant le voile et reprennent volontiers une partie du discours féministe qui dénonce la femme-objet. L’Islam est présenté de la manière la plus malhonnête comme vecteur de liberté et de tolérance. À la différence de beaucoup de pays musulmans, un étranger peut facilement manger ou fumer en public pendant le ramadan.

Intégrer ou non l’Europe ?

La Turquie cherche depuis de nombreuses années à intégrer l’Union européenne et fait déjà partie du camp occidental par l’intermédiaire de l’OTAN depuis 1952. Or les Européens, sous la pression des Grecs mais aussi de l’Allemagne, ont repoussé la candidature turque au sommet des 12 et 13 décembre 1997 sur le « développement de l’Union ». L’occasion était belle pour les islamistes de dénoncer l’Union européenne comme étant un « club de chrétiens qui veut dicter sa politique à la Turquie » et de ressortir les théories éculées sur l’unité territoriale de l’Islam. Ces tentatives pour « réunifier le monde musulman » portent leurs fruits et la Turquie a participé en décembre à la grande conférence des pays islamiques de Téhéran. Erbakan, lors de ses tournées politiques en Malaisie, au Pakistan ou en Indonésie, incite à réfléchir à un marché commun islamique, une monnaie unique islamique…

L’oppression des Alevis

Derrière la façade présentable, les partis religieux ne sont jamais loin de l’intolérance la plus brutale. L’objet de la haine du Refa est une minorité de musulmans, apparentés au Chiisme, les Alevis. Ceux-ci, au nombre de 15 millions, sont turcs ou kurdes et constituent un quart de la population de la Turquie. Surtout, à la différence du Chiisme iranien, l’Alévisme est un Islam sans mosquée, sans tenue vestimentaire imposée, au ramadan réduit à quelques jours. Chez les Alévis, la femme est l’égale de l’homme et reçoit une éducation stupéfiante pour tout traditionaliste turc. C’est suffisant pour les persécuter.

Le 2 juillet 1994, 37 Alévis ont été brûlés vifs par une foule intégriste fanatisée à Sivas, et le Refa n’hésite pas à parler régulièrement de la « glorieuse émeute de Sivas ».

Vers une alliance entre armée et islamistes ?

La Turquie est le cadre d’une concurrence pour le pouvoir entre armée et religion. Le sabre et le goupillon ici ne sont pas alliés, mais rivaux. Ils finiront pourtant probablement par s’entendre comme le laisse penser les dernières prises de position du Refa. Les Américains, hier « sionistes et impérialistes » sont devenus pour les islamistes un allié qu’on ménage, et même les tout récents accords de coopération militaire avec Israël, sur ordre des généraux, sont devenus acceptables malgré de fortes pressions populaires. Refa et militaires sont aujourd’hui prêts à avaler toutes les couleuvres qui pourraient les aider à digérer le gâteau du pouvoir.

Franck Gombaud
groupe Sabaté (Rennes)