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Québec

Mon vin a viré au vinaigre… il était pourtant délicieux !

une action au Québec pour dénoncer la réforme de l’aide sociale
Le jeudi 15 janvier 1998.

Me voici inculpée de « complot, vol et méfait », et je risque 5 000 dollars d’amende pour avoir sorti de la bouffe d’un des plus riches restaurants de Montréal, celui de l’hôtel Queen Elisabeth. Pour avoir crié « À bas la propriété privée ! », j’ai goûté de la propriété publique, la prison payée avec nos impôts… Le 3 décembre, vers une heure de l’après-midi, j’ai été arrêtée avec 108 autres personnes (dont une petite moitié d’hommes), et nous n’avons été libérés qu’au petit matin du lendemain. La prison, quelle galère ! C’est déjà laid de l’extérieur mais à l’intérieur de la cage c’est encore plus atroce. Et les flics mentent comme ils respirent. […] Les copains qui avaient été maintenus sous les verrous parce qu’ils refusaient les chefs d’inculpation (au nom du droit de manifester, etc.) ont été libérés plus tard. Un autre copain, ainsi qu’un camarade mexicain réfugié politique en attente du statut, sont inculpés de voie de faits. C’est un peu plus grave. Tout cela pour nous intimider. Coupables de se faire exploiter, coupables de ne pas pouvoir rêver, coupables d’être pauvres. Quels salauds, mais ils ne perdent rien pour attendre ; le jour viendra où… C’est mon délire à moi. Toujours est-il qu’une copine qui a fait 18 graffitis est inculpée et déjà soumise à une peine préventive de couvre-feu de 18 jours, de minuit à 7 heures du matin… Voilà le Québec d’aujourd’hui, avec son gouvernement social-démocrate.

À bas la propriété privée

Venons maintenant au déroulement de notre action. Le 3 décembre, un groupe d’une vingtaine de personnes arrive aux abords du restaurant. Vers midi, nous entrons tandis qu’une centaine de personnes débarquent par bus pour nous soutenir de l’extérieur. Nous sortons la bouffe sur le trottoir, devant le restaurant, et nous nous mettons à table. C’est alors que les flics arrivent et nous encerclent. Nous sommes arrêtés, menottés, photographiés et embarqués dans des paniers à salade.

À l’intérieur du restaurant, les choses ne se sont pas trop mal passées. Sauf que la réaction a été plus violente que prévue. Nous nous sommes fait bousculer par le patron et ses employés mais aussi par les riches attablés. Moi, qui suis plutôt pessimiste, je m’y attendais, mais pas les autres. Les riches (hommes et femmes) protégeaient farouchement leur propriété privée — ce bien commun qu’ils nous ont volé. Ils nous ont bousculés et insultés. Certains se sont mis à crier « Dehors ! », ce à quoi nous avons répliqué : « C’est vous les parasites sociaux » ou encore « À bas la propriété privée ! ». La télé se trouvait à l’intérieur et les journalistes jubilaient de transmettre ce spectacle sur leur média minable. On leur a donné un sujet pour leur gagne-pain. Je suis moins sûre qu’on ait fait quelque chose pour notre avenir. Les images ont été saisies par les flics, et vont leur servir à nous faire inculper. Je n’aime pas les médias et j’aurais de toute façon préféré les avoir dehors que dans le restaurant.

Dehors, les chefs de l’hôtel, qui s’étaient repris, essayaient de rester polis. Ils sont venus chercher leurs couverts. Les journaux ont reproduit certains dialogues assez drôles : « Lorsque Madame aura terminé, Madame sera-t-elle assez aimable pour nous rapporter son couvert ? » « Très certainement, Monsieur » a répondu Monique, qui mangeait un riz sauvage à la sauce tomate parfumée à l’origan, accompagné de pâtes primavera parfaitement al dente. « Je n’étais jamais venue dans un grand hôtel. C’est très bon. J’aimerais bien manger comme ça plus souvent, » a-t-elle confié. […] Jean, un autre manifestant, a pu être observé quittant avec agilité le restaurant avec une magnifique tarte aux fruits sauvages à la crème pâtissière, montée sur un fond de pâte brisée. « Je m’en doutais, mais je découvre que les riches mangent mieux que les pauvres. »

Avec les flics, nous nous sommes plutôt comportés en pacifistes. J’en ai été étonnée moi-même. C’est vrai que ça ne servait à rien, nous étions les mains nues. On ne va pas exciter la bête pour qu’elle te saigne. Le problème est ailleurs. Les flics de la brigade anti-émeute étaient tellement à l’aise qu’ils avaient enlevé leurs casques. Pour un peu, ils nous auraient confié leurs matraques à surveiller… Il paraît même que dans une interview aux journaux, le chef de la police aurait dit : « Nous ne sommes pas insensibles à la pauvreté », pour ajouter aussitôt, « Mais il faut que cela se fasse dans les limites de la loi. » La pauvreté dans les limites de la loi ! Une fois dans les cellules, on a chanté, on a ri, crié, tapé sur les murs, insulté tout et rien. Nous étions quarante femmes ensemble, on ne se sentait pas trop seules. Compte tenu de la situation, ça ne s’est pas trop mal passé. Et c’est fou à quel point on finit par trouver le bon côté de la médaille, même dans des situations de répression.

Alors que la pauvreté continue d’augmenter, le gouvernement social-démocrate du Québec supprime les prestations sociales. Comme écrivait quelqu’un : « Les banques canadiennes annoncent des profits records pour 1997 : une augmentation de 18 % par rapport à 1996, de 44 % par rapport à 1995. Mais les banques alimentaires battent aussi des records… de fréquentation. ». En 1981, 3,6 millions de personnes vivaient dans la pauvreté ; aujourd’hui elles sont plus de 5 millions, ce qui correspond à environ 20 % de la population. Et plus d’un million et demi d’enfants vivent dans des familles pauvres.

Contre la réforme de l’aide sociale

En juin, le Comité de Montréal-centre/sud avait déjà organisé une expropriation dans un supermarché de Montréal. Ce comité agit dans un des quartiers les plus pauvres de la ville et du pays. Il regroupe des militants libertaires, des féministes, des communistes et aussi de nombreux sans-abri. Il a déjà mené plusieurs actions et organisé une demi-douzaine de « déménagements forcés » contre des élus. Il s’agit d’entrer dans leurs bureaux et d’en mettre tout le contenu sur le trottoir, pour rappeler que les coupes budgétaires mettent les pauvres à la rue. Un des militants a déclaré à la presse : « Le gouvernement et le patronat disent tout le temps qu’il n’y a plus assez de richesses et que l’État ne peut plus aller en chercher nulle part. Eh bien ,nous, on a vu plein de richesses au Queen Elisabeth. Chacun sait qu’il y a assez de nourriture pour tout le monde à Montréal. Alors pourquoi y a-t-il des gens qui ont faim ici ? On pourrait squatter des édifices abandonnés pour montrer qu’il y a de la place pour les sans-abri. On pourrait rentrer en groupe chez Eaton (magasin de luxe), se mettre à poil, prendre des vêtements chauds et laisser notre vieux linge sur le plancher… Sans compter les clubs privés de la rue Drummond et ailleurs, qui sont d’une opulence obscène. On a déjà occupé le Canadian Club. » D’ailleurs, dans le tract distribué devant l’hôtel, on lit : « Mike O’Brien, directeur général du Queen Elisabeth, dispose d’un revenu annuel de 3,6 millions de dollars, tandis qu’une personne inscrite à l’aide sociale doit faire avec 490 dollars par mois. »

Anite