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La tournée des dockers de Liverpool en Bretagne

Unis nous résistons, divisés nous perdons !

Le jeudi 14 mai 1998.

De Brest à Rennes, en passant par Lorient et Nantes, le plaidoyer vibrant et chaleureux de leurs représentants pour ce combat exemplaire a suscité sympathie et même émotion. On a pu noter la présence de quelques dockers et militants syndicaux aux diverses réunions, quelque peu surpris et embarrassés que ce soit la Fédération anarchiste qui propose ces rencontres…

Si la mobilisation ne fut malheureusement pas à la hauteur de notre mobilisation et de nos efforts, l’aide financière avec laquelle ils sont repartis chez eux était bien le minimum que nous puissions faire.

Pourtant cette aide indispensable, faisant suite au soutien financier international massif qu’ils reçurent durant leurs deux ans et demi de lutte, n’est pas suffisante en soi. Ce qui reste indispensable est la mobilisation militante solidaire sur le terrain. Celle-ci devint, la deuxième année, de plus en plus limitée. Que ce soit au Royaume-Uni, aux États-Unis ou en Australie, les dockers qui apportaient leur aide en bloquant ou retardant le chargement des bateaux en provenance et à destination de Liverpool furent eux mêmes menacés dans leurs emplois.

La montée en puissance des lois antisyndicales, la trahison de la gauche, le silence des médias et la mondialisation de l’économie nous signifient clairement que nos luttes elles aussi doivent être globales.

Ce qui a également frappé les esprits c’est que Brian et Peter nous ont dit avoir été profondément marqués et enrichis par ces années de bagarres au quotidien qui ont fait d’eux des gens conscients de l’ampleur des luttes et d’une misère sciemment programmée. Leurs femmes, ayant pris part à ce combat, ont gagné une place que mêmes les plus réticents d’entre eux leurs reconnaissent aujourd’hui.

Que des travailleurs, pourtant non politisés au départ, en viennent à rédiger une « charte du peuple pour la justice sociale » aussi complète et lucide ne peut que nous conforter dans notre combat, mais certainement pas nous « réconforter » devant l’ampleur de la tâche et la détermination de notre ennemi, le capitalisme.

Aide militante : à Brest : 2 150 FF ; à Lorient : 1 015 FF ; à Nantes : 1 500 FF ; à Rennes : Union locale + FO 1 000 FF ; CNT 1 000 FF, collecte publique : 2 150 FF soit 8 815 FF.

Bruno
Union Régionale Bretagne



ML : Qu’est-ce qui vous a amené à mettre fin à votre lutte ?

Peter : Nos délégués du personnel ont pris cette décision après 28 mois à cause des pressions croissantes, surtout dans les 12 derniers mois. L’une des raisons principales a été le manque de soutien de notre syndicat TGWU, surtout de son dirigeant Bill Morris. Les membres de la base nous soutenaient financièrement, et moralement, mais B. Morris a toujours dit que notre grève était illégale et partout où nos délégués allaient pour demander un soutien, B. Morris envoyait une lettre, pour leur dire de ne rien faire, de peur de perdre nos subventions du TGWU. Puis nous avons élu le 1er Mai 1997 ce que nous pensions être un gouvernement socialiste avec Tony Blair. Nous nous doutions qu’il ne nous aiderait pas, mais l’espoir était là, car le gouvernement est le plus gros actionnaire de la compagnie portuaire. Mais T. Blair a répondu qu’il ne pouvait rien faire, que c’était à nous de rassembler le syndicat, nos délégués et notre employeur autour d’une table. Ça nous a démoralisés. Au début, la solidarité était très forte au niveau international : en Amérique, au Canada, en Australie et en Europe les bateaux étaient retardés, ce qui causait des pertes financières importantes à la compagnie, alors qu’en Grande-Bretagne les gens avaient peur de faire des actions car ils risquaient de perdre leur emploi à cause des lois antisyndicales que Blair veut d’ailleurs essayer de renforcer.

Mais nous voulions que les bateaux ne viennent plus du tout à Liverpool. Donc le soutien international faiblissait, et nous ne pouvions plus continuer sans ce genre d’action. Aussi la presse ne parlait de nous que pour nous discréditer, lorsque les jaunes se faisaient casser leurs fenêtres ou leurs voitures. À la fin nous étions harcelés par la police, arrêtés pour des choses aussi bêtes qu’un papier jeté par terre, ou une injure, et les amendes de 1 000 à 2 000 FF étaient payées par notre fond de solidarité. Le stress commençait à se voir sur nos visages. Nous avons perdu quatre de nos collègues pendant ces 28 mois : au début l’un a succombé à une crise cardiaque et l’autre à un cancer, et vers le 1er de l’an de cette année deux sont morts de crise cardiaque, tous victimes du stress. Donc pour ces raisons en particulier, nous avons décidé d’arrêter, mais je le regrette car je suis sûr que nous aurions gagné si nous avions continué.

ML : Parlez-nous du rôle des comités de femmes dans votre lutte.

Brian : Je pense que les femmes ont joué un rôle très important ; beaucoup d’hommes, quand ces comités ont été proposés par nos délégués, étaient réticents car nous sommes dans un secteur dominé par les hommes, et certains de nos membres peuvent être accusés de sexisme. Mais une réunion s’est tenue avec les femmes des mineurs qui ont montré à nos femmes comment s’organiser et elles ont vite appris et trouvé d’autres idées. Par exemple à Noël elles allaient avec les enfants chanter des chansons devant la maison du directeur pour qu’il se sente gêné, mais lui s’en fichait. Mais les voisins leurs apportaient du thé et des biscuits, montrant ainsi qu’ils trouvaient que ce qu’il avait fait aux dockers était injuste. Elles allaient aussi mettre des tracts chez les jaunes et les dénonçaient à leurs voisins pour qu’ils sachent quel genre de personnes ils étaient. Elles sont passées de la cuisine à des meetings dans le monde entier. Aussi, elles arrivaient à coincer les députés et B. Morris pour leur parler. Si nous avions fait cela la police nous aurait arrêtés. Donc, sans aucune réserve maintenant, je dirais, à ceux surtout qui travaillent dans des secteurs dominés par les hommes, s’ils se trouvent dans une lutte, ils doivent se tourner vers leurs femmes ou leurs compagnes pour les soutenir, ils ne le regretteront pas.

ML : Quelle est votre opinion sur l’organisation du travail et de la défense des travailleurs ?

Brian : Je crois qu’il est très important d’avoir des syndicats et que les gens soient vraiment impliqués dans ces syndicats parce que souvent on paie sa cotisation et on attend que les représentants fassent le boulot, et si les choses tournent mal alors on dit « qu’est-ce que c’est que ça, pourquoi vous avez fait ça ? » Mais si les gens sur leur lieu de travail sont activement impliqués dans le syndicat, on peut arriver à un système de décisions plus démocratique.

Pour l’organisation du travail, puisque nous n’avons plus d’employeur nous avons décidé de monter nous-même une coopérative qui sera gérée par nous-mêmes. Toutes les décisions la concernant seront prises par nous, et nous nous contrôlerons nous-mêmes. Cela veut dire que chacun devra retrousser ses manches et faire en sorte que la coopérative marche. Tout d’abord parce que si on ne marche pas, nous serons à nouveau au chômage et après notre expérience, nous ne voulons pas que ça arrive. Mais nous espérons aussi créer des emplois pour les jeunes de la région de Liverpool, donc il faut que ça marche.

D’une part, nous avons les qualifications requises que n’ont pas les autres employés du port. De plus, les compagnies qui dirigent les agences dans le port font payer très cher la compagnie portuaire et paient très peu les employés. Nous voulons retrouver les garanties que nous avions avant 1989 quand la compagnie a commencé à casser notre statut. Nous l’avons informée que nos salariés recevront un salaire régulier, qu’il y ait du travail ou non, ils auront des congés payés et des congés maladie et auront droit à une retraite décente. Nous savons que c’est beaucoup de boulot, mais nous sommes confiants.

ML : Vous allez rester dans votre syndicat ; qu’en attendez-vous ?

Peter : J’ai toujours un grand respect pour mon syndicat. Le seul reproche que j’ai à faire s’adresse à B. Morris. Malheureusement, actuellement le seul moyen de le remplacer est qu’il démissionne ou parte à la retraite. Mais nous espérons changer la structure du syndicat, au niveau de la direction.

Brian : Nous pensons qu’en restant dans le syndicat, nous pouvons le changer de l’intérieur, nous avons un congrès tous les deux ans et c’est là qu’on peut changer les statuts. Au prochain congrès, nous allons tout faire pour obtenir que tout élu qui ne fait pas ce que veut la base puisse être immédiatement remplacé par quelqu’un qui est prêt à le faire.

ML : Que pensez-vous de ce qui arrive aux dockers australiens ?

Brian : La raison principale du conflit en Australie est que leur gouvernement voulait introduire des lois sur le travail semblables à celles de Grande-Bretagne. Quand le gouvernement anglais s’est opposé aux mineurs, il a choisi le groupe de travailleurs le plus fort en pensant que s’il pouvait venir à bout des mineurs, il viendrait à bout des syndicats en G-B et c’est assez vrai ; il n’a pas réussi à venir à bout des syndicats, mais il a réussi à tuer la volonté de faire des actions et c’est ce qu’ils espèrent en Australie. Ils ont également choisi le syndicat le plus fort, la MUA, et ils espèrent le détruire pour détruire tous les syndicats et faire passer les lois iniques que nous avons en G-B.

ML : Face à la mondialisation du capitalisme, quelles formes de lutte vous semblent les plus adaptées ?

Brian : Je dois dire que le soutien que nous avons reçu du monde entier a été unique car jamais un conflit n’avait reçu un tel soutien. 22 pays ont mené des actions, pas forcément des grèves. Je pense que la principale raison de notre échec est le manque de soutien physique des travailleurs en G-B et je pense qu’il faut mobiliser tout le monde, il est temps de dire que nous devons nous défendre, les gens ont peur de perdre leur emploi, mais depuis la fin de notre conflit, ceux à qui nous avons demandé de venir nous soutenir dans les usines automobiles subissent maintenant les mêmes attaques. Il nous faut trouver un moyen de réveiller les britanniques, de leur dire que si nous laissons faire, les attaques continueront, donc nous devons nous rassembler et nous organiser. Le soutien financier et les bons vœux, c’est bien, mais si nous ne nous mobilisons plus, nous allons retourner au moyen-âge.

ML : Parlez-nous de votre marche du 30 mai à Londres.

Brian : L’an dernier, c’était en avril. Au début de notre conflit, nous nous sommes rendu compte de toute l’injustice sociale qui existait dans notre pays, donc une marche fut organisée par notre comité de soutien à Londres. Le but principal était ici la réintégration des dockers mais nous voulions y impliquer tous ceux qui ont des revendications — ce qui nous ramène à l’idée de lier nos luttes — les retraités qui n’ont pas beaucoup d’argent, les homosexuels sans droits, les chômeurs. 30 000 personnes ont défilé. Cela a montré qu’il existait un sentiment de mécontentement général. Donc nous avons décidé d’une autre manifestation, et les revendications de notre charte sont toujours valables, car les gens se sentent frustrés, et je pense que cette marche aura un succès encore plus grand que l’an dernier.