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« Bureaucratie, bagnes et business » Hsi Hsuan-wou et Charles Reeve

Le jeudi 12 juin 1997.

L’Insomniaque, cette équipe qui, depuis 1993 « poursuit son intrusion dans l’édition en ne comptant que sur ses convictions et les efforts de ceux qui lui donnent vie », « si les écrits peuvent encore être séditieux », s’intéresse aux « paroles de vivants, susceptibles d’émousser les certitudes et les évidences incontestées de ce monde marchand ». Avec cet ouvrage-là, c’est encore une réussite… évidente. Nous ayant habitués à la qualité éditoriale, au sérieux de l’analyse et de la recherche — et des prix au ras des pâquerettes ! — les auteurs de cette dernière production réussissent une œuvre qui fera date sur le sujet. Charles Reeve est l’auteur du Tigre de Papier : sur le développement du capitalisme en Chine 1949-1971 (Éditions Spartacus, 1972) et Hsi Hsuan-Wou est une des auteurs de Révo. cult. dans la Chine pop. Anthologie de la presse des gardes rouges (éditions 10/18, 1974). « Notre intérêt pour la Chine ne date pas d’aujourd’hui. Il remonte à l’époque où, pour beaucoup, ce pays figurait la construction d’un "avenir radieux". Nous-mêmes, refusant d’être les dupes de cette forme totalitaire d’arrachement à la société traditionnelle, préférions soutenir les révoltes qui ébranlaient déjà ce système et marquaient ses limites […]. Nous, nous n’avons pas changé de camp. Aujourd’hui comme hier, notre solidarité et notre espoir vont aux exploités de la Chine, où nos ennemis restent les mêmes ».

Le livre est le résultat d’un long périple dans ce pays où, « au fil des rencontres et des retrouvailles, nous avons recueilli le témoignage d’individus qui là-bas ou ici ont mis le doigt sur l’essentiel : l’irruption du capitalisme sauvage, la prolétarisation forcée de centaines de millions d’hommes et de femmes et la destruction de la société traditionnelle. Nous donnons la parole aux rebelles à ce nouvel ordre des choses et à son cortège de catastrophes […]. Depuis dix ans qu’on nous berce avec la "fin du prolétariat", on constate en fait que la condition prolétarienne ne cesse de s’étendre aux populations des vastes zones du globe où le développement capitaliste était demeuré embryonnaire. Dans ce processus, la Chine constitue toutefois un exemple original. Le système stalinien y a profondément joué son rôle de dissolution des anciens liens sociaux qui faisaient frein au développement de l’exploitation moderne du travail. De surcroît, la classe bureaucratique a su garder le contrôle de l’État et semble piloter la transition sans trop de heurts […]. Quoi qu’il en soit, la Chine appartient désormais à l’usine planétaire. Elle fait partie de notre avenir comme rouage de l’enfer social .

De cet enfer chinois, des damnés de la terre comme des intellectuels témoignent avec force au long des pages saisissantes de douleurs, de révoltes et de clairvoyance. En Chine surtout, mais aussi à Hong-Kong et à Belleville, des « Chinois de base » font la critique radicale du système, comme l’ouvrier Wei, participant actif du printemps de Pékin en 1989, qui nous parle des conflits fondamentaux entre ouvriers et étudiants lors de cette période : « De nombreux étudiants et citadins qui craignaient l’intervention ont accepté que les travailleurs viennent renforcer leur campement […]. Et pourtant ils avaient toujours proclamé que la place devait rester réservée aux étudiants, de façon à garder "pur le mouvement démocratique" […]. C’est notre mouvement, vous devez nous obéir ! […]. Ils nous prenaient pour des gens sans culture. Nous avons demandé à participer aux pourparlers avec le gouvernement, mais les dirigeants étudiants ont refusé. Pour eux, nous étions frustres, stupides, casse-cou ou incapables de négocier […]. Et c’est pourquoi nous ressentons le besoin d’avoir notre propre organisation […]. Dans l’usine le directeur est un dictateur. Ce qu’il dit, c’est ce qui doit être fait. Et l’État est à l’image de l’usine […]. Les chefs des unions ouvrières n’étaient pas intéressés par le pouvoir. Je me souviens d’un copain qui disait : "La seule compétition qu’il y a entre nous c’est de savoir à qui on tranchera la tête". Un autre militant ouvrier, en fuite à Hong-Kong après une grève, nous dira que le PC a signalé qu’en 1994 il y avait eu plus de 10 000 grèves, manifestations et pétitions… Il prévoyait que la situation serait beaucoup plus grave en 1996. Une ouvrière nous dit aussi : "La capacité d’auto-organisation qui se manifeste dans les grèves, dans la formation de ces comités provisoires […]. Il ne fait aucun doute que la situation est explosive. La Chine est une bombe ! Le gouvernement a peur […]. Certains mènent sur place un travail d’agitation, comme l’atteste l’apparition de publications clandestines prenant position contre le parti et ses syndicats". »

Plus loin un « prolétaire flottant » de Shangaï, ancien paysan rencontré dans un parc « s’est lancé dans un monologue haletant, comme s’il craignait de n’avoir pas le temps de finir. Puis, la dernière phrase prononcée, il s’est éclipsé sans même nous saluer […]. "Dans mon village, la possibilité qui a été brusquement donnée à certaines familles de disposer des terres et de garder une partie du produit a créé tout à coup de grandes inégalités entre les paysans […]. En 1983 on a autorisé officiellement la possession privée de machines agricoles […]. On a autorisé le travail salarié des pauvres sur les terres des riches. Le démantèlement des communes et la concentration des terres avaient en effet libéré un immense surplus de main-d’œuvre. Au début des années 1980, ce prolétariat rural représentait déjà… 50 % de la force de travail […]. L’introduction de l’argent a bouleversé les relations anciennes. Et dans un pays où vivaient 80 % de paysans, bouleverser les campagnes revient à déséquilibrer la société chinoise tout entière. " Le prolétaire agricole devenu prolétaire du bâtiment poursuit : " Nous allions d’un chantier à l’autre. Une tour avait à peine fini de pousser que nous attaquions la suivante. C’était dur, surtout l’hiver […]. D’abord on nous demandait de plus en plus d’heures. Les types étaient crevés, il y avait tout le temps des accidents. Tu te demandais parfois s’ils ne se mutilaient pas exprès pour en finir […]. Devant notre refus, le ton est monté. Alors que nous n’étions qu’une centaine, ils nous ont encerclés à deux ou trois cents avec des automitrailleuses et ont ouvert le feu sur nous d’emblée. Puis ils ont nettoyé le chantier à coups de crosse […]. Tous ceux qui n’avaient pas réussi à prendre la fuite ont été arrêtés et incarcérés pendant plusieurs mois… Voilà ce que ça coûte de faire la grève chez nous ".

Plus loin, un historien sortant de longs séjours dans le goulag chinois : " […] D’où viennent les capitaux investis en Chine ? De chinois modernes, occidentalisés […] le genre de démocrates qui tolèrent parfaitement que la main-d’œuvre dont ils tirent leurs profits soit asservie dans un énorme goulag […] ". " Taïwan, Hong-Kong, Singapour, les modèles de démocratie à la chinoise, je me marre… […]. Des dictatures " à la chinoise " ça c’est sûr […]. Aussi faut-il se garder de déclarer à la légère que le boom économique actuel est en train de faire voler en éclats le fardeau du passé. La société chinoise est certes fatalement ébranlée, mais la " tyrannie de l’histoire " reste irremplaçable ".

Les auteurs ont particulièrement soigné leur recherche, ne négligeant aucune piste, pas même à Paris, comme l’atteste la rencontre avec un exilé " lecteur assidu de tous les textes qui circulent sous le manteau en Chine ", ou cet ancien marin révolté, réfugié à Barcelone — un symbole ? — depuis 1990 : " Dissident ? Non, merci ! […]. Les dissidents savent braver, souvent avec un grand courage […] les interdits officiels […]. Là où le bât blesse, c’est quand nos dissidents parlent du remède. Le seul mot qui revient sous toutes les plumes c’est démocratie […]. Les dissidents ont beaucoup de difficultés à concevoir autre chose que de meilleurs dirigeants, en somme à imaginer la fin de l’État ".

Les deux auteurs rencontreront aussi une militante d’une société de bienfaisance française qui faisait une enquête sur le sida en Chine : " L’épidémie va bientôt faire des ravages et la propagation de la maladie apparaît comme un symptôme révélateur de la profondeur de la crise sociale où s’enfonce la Chine ". Au hasard des déplacements, les brèves conversations avec les taxis, coolies, ket’i sont édifiantes, aussi les " vieilles de vingt-cinq ans " qui témoignent, jeunes prolétaires payant " un tribut particulièrement lourd à la construction de ces miracles économiques ". Les " prisonniers de Hong-Kong " également, du petit milieu libertaire local : « Nous restons. Avant nous étions surveillés par les flics de la colonie, maintenant nous le sommes aussi par des flics staliniens. On pourra faire des comparaisons… ».

Ces dizaines de rencontres et de témoignages, rapportés par des gens qui connaissaient bien leur sujet, forment un ouvrage d’une rare qualité politique et humaine, grouillant d’informations inédites et riche d’une profonde analyse de la société chinoise et de son histoire en marche. De ce livre important, l’homme et la femme révoltés sont au cœur. Merci à ses honorables auteurs, véritables compagnons-voyageurs de la liberté.

Franck Thiriot


Bureaucratie, bagnes et business par Hsi Hsuan-wou et Charles Reeve, éditions de l’Insomniaque.