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Italie

Affrontements entre CRS et Centri Sociali à Mestre

Le jeudi 12 juin 1997.

Mardi 3 juin 1997, de violents heurts ont opposé pendant près de deux heures les forces de l’ordre et une centaine de personnes, membres du Melting dei Centri Sociali del Nord-Est, lycéens et quelques militants de Rifondazione Comunista. Ces derniers s’étaient regroupés à Mestre, la partie continentale de Venise, devant le tribunal où se tenait la première journée d’audience pour les huit sécessionnistes qui ont occupé le 9 mai dernier le campanile de San Marco (Venise) afin de revendiquer la sécession et la création du nouvel État de la « Serenissima Veneta ».

Les raisons de cette présence devant le tribunal étaient multiples. Si en France et plus généralement à l’étranger, la prise du campanile de Venise a été présentée comme une opération organisée par huit fanatiques sécessionnistes isolés et dépourvus de conscience politique, la situation dans ce territoire du Nord-Est, et ce sans catastrophisme, devient plus que préoccupante. Elle pourrait être analysée comme la volonté de différents groupes politiques de droite et d’extrême droite de développer un phénomène de « croatisation du Nord-Est ».

Voyons qui sont ces forces. La présence militante et la force électorale de la Lega Nord (parti né à la fin des années 70 justement en Venetie (La Liga Veneta) et qui désormais couvre l’ensemble du nord de l’Italie) ont eu pour résultat que l’idée de la sécession s’est largement développée au sein de la population. Cette volonté de séparatisme est basée sur le refus de payer les divers impôts et taxes à l’État central de Rome, sur la haine du « Méridional » qui profiterait de la richesse produite par le Nord, sur l’affirmation de l’existence de la Padanie (région qui recouvrirait la plaine du Pô) et de son peuple et enfin sur un projet politico-économique néolibéral. Il va sans dire que la Lega Nord développe un discours non seulement raciste envers les « méridionaux » mais bien évidemment contre les immigrés issus aussi bien du Sud du monde que de l’Est européen. Ce discours revendique donc l’égoïsme économique (« nous sommes riches et en aucun cas nous ne voulons partager notre richesse »), la haine raciale et l’appartenance à une patrie et à un peuple. Au cours du mois de mai, la Lega a organisé un référendum populaire sur la question de la sécession et, le 14 septembre prochain, à Venise, Bossi proclamera unilatéralement l’indépendance de la Padanie… La réaction de la Lega Nord à la prise du campanile, par la voix de son chef et tribun, U. Bossi, a été dans un premier temps de se désolidariser de l’Armata della Serenissima affirmant que la Lega veut obtenir la sécession par la voie démocratique. Dans le même temps, U.Bossi a attaqué le gouvernement italien et l’État en les accusant d’avoir fomenté cette opération afin de discréditer le peuple « padano » et son juste désir sécessionniste. Actuellement la Lega, tout en continuant à revendiquer la voie démocratique pour obtenir la sécession, exige que les huit soient jugés pour leurs actes, la simple prise du campanile, et non pour leurs intentions et leurs déclarations sécessionnistes et affirme qu’en cas contraire Rome démontrerait une fois de plus sa haine contre le peuple « padano ».

L’« Armata della Serenissima », d’après les premières investigations policières et judiciaires, ne se résume pas à ces huit personnages. Il s’agit d’un réseau présent dans tout le Veneto. Un fourgon transformé en blindé a été trouvé ainsi que de nombreuses armes tout comme de nombreux fonds financiers. Outre le fait d’avoir déclaré le 9 mai dernier la création de la « Serenissima », ils ont présenté les dix points de la Constitution du « nouvel État » lesquels affirment la notion de la race « padana » et de sa pureté, interdisent la présence de « non-padani » dans des fonctions relevant de l’État, tout comme les mariages mixtes afin de conserver la race, et annoncent un contrôle drastique des flux migratoires.

La LIFE, organisation socio-professionnelle regroupant artisans, commerçants et patrons de PME-PMI, depuis quelques années revendique et pratique la fraude fiscale afin de lutter contre le pouvoir romain, conteste et refuse l’application du droit du travail et le droit à la pratique syndicale. La LIFE s’est créée afin de remplir l’espace politico-social laissé par l’institutionnalisation de la Lega et son choix pour une voie démocratique. Elle a ainsi pu représenter l’aile plus radicale de la Liga Veneta et de l’Unione del Popolo Veneto aussi bien par son discours ultra-libéral que par ses pratiques (la LIFE organise des opérations qui bloquent les contrôles fiscaux dans les entreprises). En outre elle s’est prononcée et a agi (création de rondes) contre l’installation de camps pour réfugiés lors de la guerre en ex-Yougoslavie, refusant l’idée de solidarité et affirmant que l’argent public devait être mis à la disposition de ceux qui créent la richesse.

Juste après la prise du campanile de Venise, la LIFE a publiquement soutenu les membres de la « Serenissima Armata », les qualifiant de « vrais patriotes », organisant des comités de soutien et récoltant les fonds nécessaires à leur défense. Ils exigent la libération sans condamnation des huit. Enfin, les groupes néofascistes et néonazis telle Azione Giovani, qui sont les fils de l’ex-MSI et de son ex-leader P.Rauti, dont il n’est pas utile de développer le discours et les pratiques, ont adopté, à l’occasion de l’arrestation des huit de la « Serenissima », une ligne qui pourrait sembler quasi hérétique pour les tenants du fascisme et du nazisme, a savoir la défense et le soutien des sécessionnistes. La contradiction en réalité n’existe pas dans la mesure où la conception d’un État fort et centralisé est présent dans les deux idéologies. Ce n’est que la dimension de l’État qui change ! Eux aussi considèrent les huit comme des « patriotes » dans la mesure où ils luttent contre l’État actuel et affirment clairement leur attachement à la race et leur haine du cosmopolitisme.

Ce phénomène de recomposition politique qui s’est cristallisé autour de l’arrestation et du procès des huit membres de la « Serenissima » s’est donc exprimé hier devant le tribunal de Mestre afin de réclamer la libération de leurs huit « patriotes » et rabâcher leur discours ultra-libéral, sécessionniste et raciste. Il faut préciser que la Lega n’avait pas officiellement appelé ses militants à être présents mais hier matin de nombreuses « chemises vertes » (uniformes de la Guardia Padana de U. Bossi) s’étaient jointes au rassemblement. Par contre il faut noter que les divers groupes néonazis n’ont pas respecté leur engagement et sont restés à la maison. La version officielle donnée par leur chef aux médias, hier après-midi et donc après les heurts de la matinée, précisait qu’ils ne voulaient pas tomber dans le piège tendu par les « autonomes », à savoir un conflit entre bandes. Il est vrai que ces personnages préfèrent taper un immigré isolé ou bien un jeune fréquentant les Centri sociali que d’affronter les antifascistes…

Voilà les premières raisons qui ont porté une centaine de personnes devant le tribunal afin de dénoncer et de s’opposer à la « croatisation du territoire ». D’autre part, leur présence avait pour but d’affirmer que dans le Nord-Est de la péninsule italienne existe un mouvement réel qui refuse la sécession sans toutefois défendre l’idée d’État central. En effet, le jeu politique actuel voudrait imposer à toutes et à tous ce choix. En effet, même si à Rome les parlementaires sont précisément en train de définir une nouvelle Constitution qui ferait de l’Italie un pays « fédéral », leur fédéralisme n’est que la concentration des pouvoirs aux mains de macro-régions, d’ailleurs toujours sous tutelle d’un pouvoir centralisé, renforcé par un semi-présidentialisme « à la française », ou bien (le choix n’est pas encore fait) d’un pouvoir fort aux mains du président du Conseil.

Ainsi il était clair pour les participants à cette initiative, hormis les membres de Rifondazione qui soutiennent inconditionnellement l’idée d’unité italienne, que le discours à porter devant le tribunal était celui du « fédéralisme des communes » basé sur l’autogestion et la solidarité. Le « municipalisme géré par le bas » apparaît donc aujourd’hui comme le modèle à revendiquer, cela n’ayant aucun rapport avec le localisme. En effet, le concept de solidarité permet justement de faire le lien entre local et global et justifie l’existence pour toutes et tous, de droits fondamentaux (logement, santé, éducation, revenu, loisir, libre circulation des personnes et des idées…).

La chronique des événements.

Hier matin donc à 8 heures, les militants du Melting dei Centri sociali du Nord-Est se sont réunis devant le tribunal de Mestre. La police, avec insistance, a refusé que le groupe puisse rester devant les portes du tribunal en affirmant qu’eux seuls prendraient cette position et que les deux parties antagonistes seraient d’un côté et de l’autre. Voulant éviter les affrontements dès l’aube, le groupe des Centres sociaux accepta cette décision. À 8 h 40, Padovan, le président de la LIFE, accompagné de Taradash, député du parti de Berlusconi, arrivèrent à pied et étrangement non pas du côté de leurs supporters mais bien au milieu du groupe formé par les centres sociaux. À cette provocation, organisée ou non par le préfet de police, la réponse ne se fit pas attendre. Padovan reçut quelques coups de pied quant à Taradash, il fut lavé par un pluie de crachats, le premier cordon de CRS étant aussitôt entré en action pour les protéger. Après quelques secondes de calme, la première charge de la matinée (il y en eut cinq au total) s’engagea. Il va sans dire que les matraques volèrent ! Elles furent suivies par le lancer de deux grenades lacrymogènes à tir tendu, l’une d’elles touchant la jambe d’un habitant d’une maison voisine en train de travailler dans son jardin. Cette maison sera d’ailleurs le refuge de nombreux manifestants afin de s’y protéger pour certains, d’y être soigné pour d’autres. Après cette première charge les cordons de manifestants se créèrent à nouveau et se dirigèrent vers ceux des CRS. Les chefs de la police assurèrent qu’ils ne voulaient pas d’autres affrontements et firent replier quelque peu leurs hommes. Aux côtés des militants des Centri sociali, arrivèrent les quelques militants de Rifondazione et le cortège des lycéens et collégiens de Mestre.

Une nouvelle provocation déclencha de nouveaux heurts. En effet, Rocchetta, ex-président de la Liga Veneta et ex-dirigeant de la Lega Nord, arriva avec sa femme encore une fois du mauvais côté. Arrêtons là cette chronique car elle se répéterait… Charges, matraquages systématiques et acharnés, un classique du genre ! Au total, onze blessés, dont six parmi la police, un aurait une fracture de la mâchoire après avoir reçu une pierre, et cinq parmi les manifestants. En ce qui concerne les manifestants, les cinq correspondent à ceux qui ont dû avoir recours expressément aux soins hospitaliers, certes sans trop de gravité, mais un nombre bien supérieur, ce matin, souffre de multiples contusions…

Comment se fait-il alors que tous, médias et ministre de l’Intérieur compris, avaient souligné les risques de débordements pour cette matinée, que les forces de l’ordre n’aient pas été capables de gérer l’arrivée des différentes personnalités venus soutenir les sécessionnistes ? Une réelle incapacité de leur part ou bien un choix délibéré de charger et bastonner les opposants au sécessionnisme, à la haine raciale et à la « croatisation » ?

Hier, il est à noter que, pour une fois, les journalistes ont couvert les événements de manière honnête. La télévision a montré l’acharnement porté sur les manifestants à terre, l’utilisation quasi-systématique de la matraque en sens inverse (la partie normalement où se fait l’empoignement est lestée…), l’arrivée des différents protagonistes provocateurs, mettant ainsi eux aussi en cause la responsabilité des forces de l’ordre et de leurs dirigeants. Aujourd’hui tous les quotidiens font leur une sur les affrontements et reprennent ces différents arguments tout en soulignant, bien sûr, mais est-ce bien la peine de le noter, que les « autonomes » sont des personnages violents.

Toujours est-il qu’il y avait bien longtemps qu’une telle opposition aux discours sécessionnistes et racistes n’avait trouvé une telle force et que les événements d’hier auront permis de lancer une nouvelle phase de réflexion et de luttes contre ce phénomène de « croatisation ». Il s’agit maintenant que celle-ci s’élargisse à d’autres sujets de la société. Les premières réactions de la part de certaines personnes membres de partis politiques de gauche (Rifondazione, Verdi, et le maire de Venise Cacciari) ou bien du monde de l’associationnisme le font penser. C’est un espace politique a créer de toutes pièces en respectant les différences de chacun mais en mettant en avant les points en commun. Les centres sociaux bien évidemment représenteraient l’aile radicale de ce nouveau sujet.

Pour un fédéralisme municipal solidaire !

Pour un revenu garanti pour tous !

Pour la liberté de circulation des personnes et des idées !

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