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Le Capital prédateur

Le jeudi 17 avril 2003.

En dépit des propos anesthésiants de la classe politique, du matraquage pervers des médias, en matière d’environnement, la situation ne cesse de se dégrader. Officiels ou non, les bilans s’alourdissent, les constats sont amers, les clignotants passent au rouge, malgré les injections plus ou moins massives d’argent public. La désinformation systématique ne parvient cependant pas à empêcher la progression, certes toujours trop lente, d’une prise de conscience qui inquiète les milieux d’affaires.

Stimulé par son extraordinaire faculté de récupération, et bien que le doute s’insinue même parmi les ardents défenseurs du libéralisme, le capitalisme — high-tech — tente de faire croire qu’il est en mesure de maîtriser la situation, de résoudre les problèmes écologiques qui se posent chaque jour de manière de plus en plus évidente, c’est-à-dire que la crise ne requiert qu’une solution fondamentalement technique. La seule question pertinente aujourd’hui est donc la suivante : la résolution des problèmes écologiques peut-elle, oui ou non, s’effectuer dans le cadre existant du système capitaliste ?

Une coïncidence historique ?

Le premier élément de réponse que l’on peut apporter concerne l’histoire. L’émergence des dégradations infligées à l’environnement correspond à la période d’accélération fulgurante du capitalisme, globalement les Trente Glorieuses, un éclair à l’échelle du temps. Le commerce global a été multiplié par plus de dix au cours des cinquante dernières années.

Il va de soi qu’aucune société n’est écologiquement innocente, c’est-à-dire que le développement d’un groupe humain s’accompagne nécessairement d’une transformation du milieu, dans le sens d’un prélèvement d’énergie et de matières premières, et de rejets de résidus. Mais le capitalisme va engendrer, en à peine un demi-siècle, infiniment plus de dégradations que l’humanité depuis ses origines. S’il faut un repère chronologique, ce sera le Printemps silencieux, l’ouvrage de Rachel Carson paru en 1962, et qui éclate comme une bombe en livrant à l’opinion l’énorme dossier des pesticides aux États-Unis.

En France, le concept d’écologie apparaît dans le sillage de Mai 1968, avec la contestation plus ou moins radicale de la société de consommation (c’est la première fois dans l’histoire qu’une science engendre un mouvement politique). L’érosion, l’épuisement des sols, les diverses pollutions, la dilapidation des ressources naturelles, les multiples nuisances accompagnent cet expansionnisme sans frein, cette croissance déifiée, cette « grande bouffe énergétique », cette dictature des rendements. L’automobile, symbole du capitalisme, met en perspective une angoissante pénurie d’énergie et l’accumulation de déchets de toutes sortes.

À l’escalade de la production capitaliste correspond la montée des périls. Le nom de nombreuses catastrophes va s’imprimer dans les mémoires : Seveso, Minamata, Amoco-Cadiz, Torrey Canyon,Three Miles Island, Bhopal, etc. Il apparaît de plus en plus évident que le développement des forces « productives » s’exerce partout au détriment de la nature… et par conséquent de l’homme. Cinquante ans d’option matérialiste ont rendu l’homme malade de son environnement.

Le capital contre la vie

La concentration du capital contient en germe les logiques de prédation, les processus de privatisation de l’environnement. La maximisation des profits dans le laps de temps le plus court possible constitue la cause primordiale des atteintes graves à l’environnement. Tout d’abord, la recherche systématique de l’abaissement des coûts de production induit le passage à la fabrication en grandes, et même très grandes séries. Mais cette perspective est encore insuffisante : il faut entretenir un gaspillage permanent. Plus les volumes de production augmentent, plus les profits s’accroissent. D’où la diminution délibérée de la durabilité des biens de consommation et de leur réparabilité, la fabrication d’objets consommant beaucoup d’énergie, la multiplication des objets jetables, la publicité favorisant le renouvellement incessant des articles, des modèles, le suremballage des produits, la gadgétisation. L’innovation, qui coûte cher, et qui ne correspond à aucune amélioration du service rendu, agit ainsi comme un moteur de l’expansion du capitalisme.

C’est aussi la quête de gains toujours plus importants qui conduit les entreprises à « externaliser » les coûts écologiques (et sociaux d’ailleurs), c’est-à-dire à faire reporter sur l’ensemble de la collectivité, les dégâts qu’elles provoquent sur l’environnement. C’est encore la recherche d’économies d’échelle qui contribue à la construction de super-pétroliers naviguant hors normes, multipliant les marées noires.

La marchandisation de la planète ne laisse rien au hasard. L’historien Marc Bloch a montré que les moulins à vent ont été éliminés pour la seule raison que, le vent étant omniprésent, ils ne permettaient pas la monopolisation. Mais, depuis, EDF investit dans les éoliennes ! Alors que sa gestion s’est largement privatisée, le prix moyen du mètre cube d’eau, en dix ans, est passé de 1,60 euro à 2.65. La gestion des forêts (priorité aux résineux au détriment des feuillus dont la croissance est trop lente) met en lumière le fait que la biomasse n’est conçue qu’en termes de rentabilité.

Deux logiques s’affrontent : celle de l’économique et celle du vivant. Alors que la nature maximise des stocks (la biomasse) à partir d’un flux donné (le rayonnement solaire), l’économie (capitaliste) maximise des flux marchands en épuisant des stocks naturels. Alors que les écosystèmes non perturbés se diversifient, accroissant leur stabilité dans le temps, la gestion capitaliste, en privilégiant les variétés économiquement performantes, introduit l’uniformisation et l’instabilité.

Le réformisme stérile

Le mérite des écologistes a été de problématiser de manière novatrice des questions non seulement essentielles mais vitales. L’impuissance dans laquelle ils sombrent aujourd’hui résulte de leur incapacité à remettre en
cause le système économique responsable de ces méfaits environnementaux. On a fait semblant de croire à l’efficacité de l’intervention de la « puissance publique » pour réparer les dégâts des entreprises multinationales (tout en renforçant, d’ailleurs, une Europe économique d’essence libérale : pompier et pyromane à la fois !).

On a brandi des armes prétendument efficaces (taxation sur les transactions, suppression des paradis fiscaux et du secret bancaire, contrôle des banques centrales, annulation de la dette du tiers monde), en « oubliant » de dire que l’économie mondiale voit se développer des zones de « non-gouvernance », c’est-à-dire des domaines où les instances politiques avouent leur totale impuissance : délinquance financière des firmes légales, fraude fiscale, montée en puissance des mafias, rendant tout simplement impossible la maîtrise politique de la mondialisation économique.

L’État complice

Pouvait-il en être autrement ? Les prétendues politiques de l’environnement, en Europe et ailleurs, se sont résumées à une inflation de textes législatifs (des centaines de directives, règlements, décisions, avis, recommandations) destinés à rassurer les défenseurs de l’environnement, textes rarement appliqués parce que la majorité des « agents économiques » considèrent les obligations écologiques comme des contraintes difficilement supportables, et que la déréglementation leur sied mieux. Une abondante littérature, mais pas d’actes fermes. Des libellés imprécis qui laissent le champ libre à bien des interprétations. La protection de l’environnement est une excellente idée… tant qu’elle ne heurte pas le principe de la liberté du commerce.

La collusion des pouvoirs politique, militaire, scientifique, industriel et financier n’est plus à démontrer. Censé tempérer le pouvoir économique, l’État, le plus souvent, l’appuie et le conforte. Dans leur tentative d’assujettir le consommateur à leurs propres objectifs, les grandes organisations de production rencontrent la bienveillance de l’État, souvent prompt à constituer un cadre juridique sur mesure, un environnement stable et propice à leur épanouissement en absorbant la majorité des risques. Fournir ou garantir un marché, participer aux frais de développement, financer la mise au point des connaissances techniques nécessaires et les infrastructures, assumer le coût de diverses pollutions : tels sont les moyens les plus efficaces pour l’État de soutenir le capitalisme.

La défense nationale, en d’autres termes le complexe militaro-industriel, est le point de rencontre obligé entre intérêts capitalistes et sécurité de l’État. L’armée protège les gouvernements en place ; l’État fait vivre les marchands d’armes. Dans la mesure où la guerre permet le gaspillage organisé, créant une demande artificielle propre à écouler les surplus, sa préparation est l’une des conditions essentielles de l’existence d’une dynamique externe du capitalisme. Les dépenses militaires permettent de maintenir le taux de profit des entreprises d’armement et de l’ensemble du secteur privé bénéficiant directement ou indirectement des commandes de l’État. Avec l’utilisation des défoliants, la guerre duViet-nam avait innové dans l’impact sur l’environnement ; celle du Golfe de 1991 a franchi un échelon : 613 puits de pétrole ont été incendiés au Koweït, et neuf millions de tonnes de pétrole se sont répandus sur la terre ou déversés dans la mer.

De nombreux autres domaines mettent en évidence que l’État n’est pas un outil neutre, mais un fervent collaborateur des oligarchies financières. La filière nucléaire constitue un point de convergence entre logique du profit et logique sécuritaire : hypercentralisation, société militarisée, opacité des prises de décision, dilution des responsabilités, surconsommation énergétique. La politique des transports mise en place depuis les années soixante, privilégiant scandaleusement la voiture individuelle, pour le plus grand bien du lobby pétrolier, engendre un gaspillage économique et financier au détriment de la voie ferrée, six fois moins énergivore (et 500 fois moins meurtrière). Le développement accéléré de l’urbanisme engloutit de manière irréversible sous le béton et le bitume des milliers de km2 d’excellentes terres agricoles (par ailleurs, une tour de quarante étages consomme autant d’électricité qu’une ville de 20 000 habitants). En développant la filière viande, les politiques agricoles provoquent sciemment la perte d’une part considérable de l’énergie biochimique des plantes.

La rupture nécessaire

Félix Guattari, dans Les Trois écologies (éditions Galilée), écrivait, en 1989 : « Il n’y aura de réponse véritable à la crise écologique qu’à l’échelle planétaire, et à la condition que s’opère une authentique révolution politique, sociale et culturelle réorientant les objectifs de la production des biens matériels et immatériels. » André Gorz, lui, dans Écologie et Politique (éditions du Seuil), s’interrogeait, en 1977 : « Que voulons-nous ? Un capitalisme qui s’accommode des contraintes écologiques ou une révolution économique, sociale et culturelle qui abolit les contraintes du capitalisme ? »

Parce que le capitalisme, dans son essence, est destructeur de la biosphère, parce que le développement de ses forces « productives » dépasse la capacité de régénération du milieu vivant, la crise écologique globale ne pourra être résolue qu’avec un changement radical du mode de production. Pour la seule survie de l’humanité, il est nécessaire, et même urgent, de mettre en œuvre la décroissance. Or le capitalisme exige, pour se perpétuer, une croissance soutenue. L’exigence de sa destruction est donc clairement démontrée. Plus les ressources seront raréfiées et moins leur répartition sera équitable, plus les tensions et conflits s’accroîtront dangereusement pour leur appropriation et leur contrôle. Le statu quo n’est plus de mise ; l’alternative se resserre : socialisme libertaire ou barbarie.

Jean-Pierre Tertrais