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Le Nucléaire

une indépendance qui nous enchaîne
Le jeudi 17 avril 2003.

EN 1942, LES AMÉRICAINS découvrent comment fabriquer du plutonium. Le premier usage de masse de la nouvelle énergie
nucléaire sera bientôt connu de tous : les 6 et 9 août 1945, les bombes atomiques lâchées sur Hiroshima et Nagasaki font plus de 200 000 morts. En France, au sortir de la guerre, le général de Gaulle cherche les
moyens d’une indépendance militaire à
l’égard des USA et de l’URSS. Son ambition est
aussi d’obtenir une force de frappe nucléaire.
Il crée le Commissariat à l’énergie atomique
(CEA). En 1956, le site de Marcoule (Gard)
voit le jour ; il abrite trois réacteurs qui pourront fournir l’armée française dans sa course à
l’armement atomique. La production de plutonium militaire permettant aussi la production d’énergie électrique, cette dernière sera
revendue à EDF. Plus tard, EDF mettra en place
sa propre production d’électricité produite par
le nucléaire.

Le plutonium constituait un matériau plus
abondant et moins cher (il vient du combustible usé des centrales atomiques) que l’uranium. L’uranium étant acheté à des pays tiers,
la notion d’indépendance était donc toute
relative. La France décidant de se servir de plutonium pour produire de l’énergie construit
des « surgénérateurs » : Rapsodie à Cadarache
en 1967, Phénix à Marcoule en 1973, Super
Phénix à Creys-Malville en 1977. Bien avant,
l’usine de retraitement de La Hague ouvre en
1966. La filière « retraitement-recyclage » voit
le jour et s’étend ; la France compte aujourd’hui parmi les pays les plus nucléarisés au monde. Après le choc pétrolier de 1970, la
montée des prix du baril du pétrole, la nationalisation de l’exploitation du pétrole, la
défiance des pays producteurs de pays occidentaux ex-colonisateurs, amènent la France à prendre en 1973 une décision dont nous payons toujours les conséquences : la construction de 56 réacteurs.Aujourd’hui, 76 % de l’électricité produite par la France (15 % de
son énergie consommée) provient du parc électro-nucléaire.

Historiquement, le développement exponentiel de l’industrie nucléaire obéit donc à divers critères : développer une force de frappe
autonome des deux blocs (USA et URSS) pour
affirmer une suprématie militaire française ;
constituer un arsenal militaire atomique ; l’indépendance énergétique vis-à-vis de pays tiers, fournisseurs de pétrole ; créer un modèle
de production énergétique exportable ; enfin, investir pour gagner la guerre économique au moyen d’une énergie abondante et politiquement sous contrôle.

Puissances nucléaires et financières

Au fil du temps, les sociétés qui contrôlent l’activité nucléaire en France vont évoluer. Elles se caractérisent toutes par un gigantisme financier, une puissance omnipotente
souvent d’origine étatique, une dimension
souvent transnationale avec des regroupements ambitieux, et des États et lobbies en appui. Parmi les plus connus dans ce secteur, le CEA fut créé en 1945 par l’État, et on lui confie la recherche sur le nucléaire. Le CEA affichait en 1998 un chiffre d’affaires de 9,16 milliards de dollars. CEA-Industrie est classé au 19e rang des entreprises françaises en 1997.

La Cogema est une filiale de CEA-Industrie. Elle travaille notamment à l’extraction d’uranium en France mais surtout à l’étranger : Niger, Australie, Canada, ex-URSS.

Framatome est un groupe public français constructeur de réacteurs nucléaires. Une récente alliance avec l’allemand Siemens AG l’a hissé au premier rang mondial dans son secteur d’activité.

La société Areva, sur un marché en pleine évolution, se constitue le 3 septembre 2001. Elle est créée par CEA-Industrie, Cogema et
Framatome. EDF et la Caisse des dépôts et
consignations font aussi partie des actionnaires. Elle représente 50 000 salariés et 7,89 milliards de dollars en 2001.

Dans le milieu qui décide de l’avenir du nucléaire hexagonal, les ingénieurs des hautes
écoles (Ponts et Chaussée, Ena, Normale, etc.)
sont omniprésents. Fidèles à l’État qui a créé
cette activité dangereuse, ils n’ont de cesse de
continuer sur une voie jamais remise en cause malgré les aberrations économiques et financières, les dangers écologiques et les impasses techniques.

Un État bienveillant, un capitalisme incontrôlable

Il est notoire qu’en France cette énergie d’origine nucléaire n’est viable que par une lourde
prise en charge de nombreux coûts par l’État.
L’exemple flagrant est évidemment la non-intégration dans le coût de production des sommes qui seront investies pour le démantèlement et l’entretien des installations en fin de vie : pour la seule installation de Marcoule, on parle d’une somme de 5 milliards d’euros
qui serait nécessaire. Or l’une des menaces
qui pèsent sur EDF, c’est précisément le non-provisionnement d’un compte destiné à payer ces travaux et qui devrait représenter des dizaines de millions d’euros.

Autre pratique contestable : le faible
niveau de responsabilité financière des exploitants en cas d’accident nucléaire. Alors que la
catastrophe de Tchernobyl a eu un coût financier (pour ne parler que de celui-là) qui a été estimé à plus de 100 milliards de dollars, en
France le législateur a évalué le coût d’un accident à une somme comprise entre 2 et 4 milliards d’euros. Si les entreprises qui exploitent le nucléaire devaient réellement prendre en compte les coûts réels d’un accident majeur, elles cesseraient leurs activités en raison du prix exorbitant des assurances.

De toute façon, la course aux profits influe inévitablement sur le marché des énergies et
façonne l’évolution du nucléaire. Ainsi, au fil
du temps, l’extraction de l’uranium (que l’on
croyait rare il y a cinquante ans) qui coûtait 150 euros la tonne a vu ses prix tomber à 30 euros. Cette situation rend la filière plutonium choisie par la France encore plus onéreuse. Cela peut expliquer pourquoi il a été
décidé de repousser la fermeture de certaines
installations nucléaires, pour les rentabiliser. En
outre, ce plutonium, qui provient de la combustion de l’uranium dans les réacteurs ou des stocks d’armes nucléaires, est aujourd’hui
mélangé à de l’uranium appauvri. Ce mélange,
une trouvaille française, donne du Mox qui est
utilisé comme nouveau combustible, surtout en
France mais aussi au Japon, en Belgique, en
Allemagne. Or les coûts du Mox sont au moins
trois fois supérieurs au prix de l’uranium. La
Belgique a décidé de fermer son unité de Dessel,
les projets japonais d’utiliser du Mox restent
lettres mortes suite à des scandales sur des incidents importants non révélés aux autorités,
l’Allemagne a réduit drastiquement ses ambitions sur le nucléaire. Toutes ces décisions sont
inspirées par la prise en compte du coût colossal
et du danger de cette production énergétique.
L’État français, là encore, a accepté ce pari fou de
produire du Mox que la Cogema nous présente
comme un « recyclage » de déchets (ce qui est
faux), et finance son déficit chronique. Il y a
donc beaucoup d’argent pour certains secteurs,
un peu moins pour l’éducation ou les retraites.
Ce qui amène EDF à pousser à la consommation
d’énergie à travers la préconisation d’installations de convecteurs électriques, par exemple. Ce qui permet de justifier la surcapacité du parc électronucléaire et d’obtenir plus de bénéfices auprès des consommateurs. La course au productivisme et à la consommation…

Le libéralisme et le nucléaire

Si les lois de l’offre et de la demande influent déjà fortement sur le marché global des énergies et façonne l’évolution du nucléaire, la
tendance du capitalisme est la libéralisation
des services publics. Il est déjà possible d’observer ce que le capitalisme libéral a réalisé en
Angleterre. Privatisé en 1996, le géant nucléaire britannique British Energy fournit 25 %
de l’électricité du pays et possède huit centrales nucléaires. Or, en Angleterre, l’ouverture
à la concurrence du marché de l’énergie a
occasionné de fortes baisses. Les tarifs du
mégawatt-heure ont chuté, rendant la production d’énergie d’origine nucléaire déficitaire.
Ajoutons à cela des incidents survenus dans
quatre réacteurs qui ont dû fermé, l’augmentation du coût du retraitement des déchets
nucléaires. Et on obtient une British Energy au
bord du dépôt de bilan. L’État britannique
organise actuellement le retour de cette société
dans son giron puisque les capitalistes anglais
ne veulent pas investir dans la filière nucléaire
et que les réserves de pétrole en mer du Nord
s’épuisent. Et, surtout, faute d’argent, que
deviendraient le maintien et l’entretien des installations dont le danger s’étale sur des centaines d’années.

Cet épisode, mis en perspective avec l’exception française, met bien en évidence le rôle des États dans la pérennisation de la voie
nucléaire. On comprend aussi les dangers qui
nous menacent lorsque les capitalistes vont
déréguler les prix de l’énergie en Europe
puisque ce marché doit s’ouvrir à la concurrence progressivement, suite à la décision du
sommet européen de Barcelone en 2001. De
plus, si le privé s’empare un jour de la production d’énergie nucléaire, les coûts devront
être compressés pour devenir compétitifs (si
c’est possible). Que vont devenir les règles de
sécurité, de contrôle, de protection des salariés
et des populations voisines ? Or les défaillances
technologiques ou humaines dans ce domaine
peuvent aboutir à des conséquences irréversibles et mortelles, à grande échelle. On ne
badine pas avec la mort !

Logique de profit, logique d’État

Au bout du compte, l’industrie nucléaire,
immergée dans le processus capitaliste, participe elle aussi à la course permanente au profit et à la compétition : c’est sa raison d’exister.
Cette course s’opère à l’échelle internationale.
Nous savons tous que la production d’énergie
est une des batailles colossales que les capitalistes et les États se livrent entre eux. La guerre
en Irak l’illustre tristement. Aussi, des firmes
sont prêtes à n’importe quoi, même si c’est
dangereux, pour obtenir et fournir de l’énergie. Et comme les décideurs habitent généralement loin des lieux de production,
qu’importe s’il y a danger pour nous.

Mais si cette activité criminelle qu’est le
nucléaire trouve une justification au sens capitaliste, il faut souligner le rôle déterminant des
États. N’en déplaise aux partisans du service
public étatisé, qu’ils soient syndicalistes ou « à
gauche de la gauche », si des sociétés
publiques et privées prospèrent dans cette
filière, c’est parce que les États cautionnent
politiquement, militairement, et surtout financièrement. Dans le domaine du nucléaire particulièrement, ce n’est pas que la logique de
profit qui prime ; c’est aussi la raison d’État. Et
lorsque des États décident l’arrêt du nucléaire,
les rigueurs des lois du marché leur rappellent
parfois qu’il est toujours possible de revenir sur
une décision. L’argument suivant lequel le
nucléaire combat l’effet de serre en conformité
aux accords de Kyoto (limitation des effets de
serre) est une nouvelle pirouette. Les États-Unis, de leur côté, louchent sur des réserves
d’énergie qui baissent et envisagent un redémarrage d’un programme nucléaire ; les
Chinois, après une pause, viennent d’annoncer
qu’ils allaient multiplier par dix leur production électronucléaire. Qui nous assure que
demain, les États belge, allemand, etc. ne
reviendront pas eux aussi sur leurs décisions
d’arrêter le nucléaire ? Le débat sur l’arrêt
immédiat du nucléaire — mot d’ordre des libertaires notamment — ou la sortie progressive du
nucléaire prend là tout son sens.

À y bien réfléchir, le combat antinucléaire
ne peut pas contourner cette alliance État-capital qui permet à l’édifice nucléaire de se
justifier et de se maintenir, bon gré mal gré.
Livrer la guerre au danger et au mensonge
nucléaires, c’est mener la guerre contre ses
propriétaires et ses bénéficiaires. Dans la lutte
antinucléaire, l’État et le capital sont bien nos
ennemis. À nous de savoir éviter les pièges
réformistes et individualistes en avançant une
démarche radicale, c’est-à-dire globale et
politique en faveur de l’arrêt immédiat du
nucléaire.

Lancelot Dulac