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Lecture

Retour à la jungle

Le jeudi 17 avril 2003.

ATTENTION chef d’œuvre ! Le romancier vietnamien
Nhât Tuân décrit l’itinérance d’une équipée de cinq
personnes dans une jungle annamitique : le chef, déjà
âgé, dirige à la boussole et avec des cartes improbables quatre jeunes aux caractères et aux trajectoires
dissemblables, aux fonctions bien définies. Le but que
leur a assigné le Centre est de tracer une voie jusqu’à
un sommet caché dans les brumes. Ils fraient leur
chemin à coups de machette, dans une solitude totale
et avec une faim croissante. Leur seul contact avec le
monde passe par la radio d’où viennent des ordres
que recueille religieusement le chef tous les soirs et
qu’il fait appliquer, mêmes les plus absurdes.

Au début, l’équipée avance vaille que vaille. Puis
tout se désagrège peu à peu. Les personnalités se
révèlent, s’entrechoquent. L’obsession de la faim et
du sexe embrouillent les mémoires et les comportements. Quand les circonstances du hasard les mettent en face des réalités, chacun dérape tour à tour,
ou ensemble. Les salauds ne sont pas forcément là où
on croit. À un moment où certains songent avec nostalgie au marxisme-léninisme, ce livre vient rappeler,
à la manière d’un George Orwell, les absurdités du
totalitarisme, son broyage de l’individu, sa peur de la
liberté.

Au-delà d’une seule dénonciation, il s’agit aussi
d’un parcours initiatique, à peine métaphorique,
vers la vérité de chacun, sa recherche, vers la révélation de la condition humaine dans toute son horreur
mais aussi sa splendeur comme le confirme le titre à
interprétation multiple. Dans un style lumineux,
s’appuyant sur une trame en apparence ténue, voire
simpliste, mais en réalité très sophistiquée, avec un
sens aigu de la dérision, du comique et de la dramaturgie, l’iconoclaste Nhât Tuân nous amène dans les
mêmes sphères émotionnelles que le Martin Eden de
Jack London, les Mémoires de prison d’un anarchiste
d’Alexandre Berkman ou les Noces barbares de Yann
Queffélec.

Philippe Pelletier


Nhât Tuân, Retour à la jungle, 2002 P. Picquier, traduit du
vietnamien. Version originale 1988