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« La Chanson anarchiste en France des origines à 1914 »

Gaetano Manfredonia
Le jeudi 12 mars 1998.

J’ai toujours pensé et ressassé que la musique est le parfait véhicule de la poésie et que, la chanson est l’instrument idéal de la propagande. Si je n’avais pas pensé cela, j’y serais venu aujourd’hui. Voilà qu’un livre extraordinaire traite à fond ce problème. Notre ami Gaetano Manfredonia vient de sortir chez l’Harmattan La Chanson anarchiste en France des origines à 1914. Ce texte de 300 pages, plus 150 pages de notes est probablement ce qui s’est fait de plus complet sur ce que beaucoup considèrent comme un art mineur. Cette étude minutieuse, solidement étayée, est la somme d’un travail de bénédictin. Que notre ami ne prenne pas ombrage du terme de bénédictin, d’autres l’ont assumé, qui le méritait moins que lui. Ce travail de recherches, d’une étendue sans doute rarement atteinte, nous démontre que l’auteur, en historien conscient, ne laisse rien au hasard ; la foultitude de détails illustrant les notes ravira les plus friands lecteurs ; tous seront surpris, car les anecdotes exhumées par le chercheur sont de choix.

Nous ne citerons pas ici les noms des auteurs ou interprètes auxquels Manfredonia rend hommage, ils sont trop nombreux. Mais nous ne pouvons que le remercier de citer leurs prouesses et leurs sacrifices. La chanson anarchiste, populaire, socialiste, est traitée magistralement. La chanson n’est pourtant pas le sujet exclusif du livre. Les textes de liaison et les commentaires précis de l’auteur sont un véritable cours d’histoire qui me fait penser à une suite succincte de La Grande Révolution de Pierre Kropotkine. Si j’étais contraint de ne plus posséder qu’un seul livre, je crois que j’opterais pour celui-là, véritable monument d’érudition. En de nombreuses occasions l’auteur se fait critique ; aux fréquentes élucubrations (erreurs qui nous ont fait tant de mal) de parolier plus ou moins utopistes, il oppose un réalisme de bon aloi qui manqua bien souvent à nos milieux. Que l’on m’entende bien, il ne s’agit pas de dénigrer systématiquement le rêve des hommes, mais de lui assurer des assises plausibles. Il n’est pas question de savoir si la chanson anarchiste fut bonne ou mauvaise, il y en eut pour tous les goûts. L’important reste la portée de la chanson ; l’anarchisme s’est appuyé sur la chanson, celle-ci lui a beaucoup apporté. L’auteur insiste longuement sur les « goguettes », réunions chantantes qui apparurent à partir de 1840. Le livre s’arrêtant à la guerre de 1914, les goguettes familiales, souvent organisées par le parti communiste n’apparaissent pas ici. Cependant, il y avait aussi dans les quartiers populaires des bistrots chantants aux séances spontanées, tel celui que mon père tint de 1933 à 1940, où ne manquaient pas les chanteurs en tout genre. Il y avait là des choristes brûlant de l’envie de se pousser un peu et une foule de gens qui chantaient pour le plaisir. Mon pacifisme (presque intégral) me vient sans doute de l’écoute répétée du Soldat de Marsala que poussait souvent un habitué. A cette époque, il n’y avait pas de réunion familiale sans le tonton machin qui entonnait quelque scie de son goût. Aujourd’hui, les modes qui nous sont imposées par des décideurs ou des politologues ont rayé des activités populaires la chanson en général et surtout la chanson sociale. Il y a peu de gens qui chantent encore ; les quelques amateurs qui chantent en jardinant, par exemple, sont désignés par le triste populo comme des originaux. Dans ces conditions, il semble impossible de relancer à présent ce moyen si efficace de propagande. Pourtant, disposant d’antennes non négligeables, Radio libertaire et quelques autres stations en province, où les anars se sont entendre, pourraient y réfléchir. L’arme de la chanson n’est peut-être pas définitivement enterrée…

Jean-Ferdinand Stas


Éditions l’Harmattan, 448 pages, 230 FF.