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Un Individualiste harmonique

Le jeudi 27 novembre 2003.

Fin septembre 2002 se tenait à Marseille un colloque sur Han Ryner, organisé par le CIRA local et les Amis de Han Ryner. Un an a passé et paraissent aujourd’hui les actes de ce colloque.

Le nom de Han Ryner n’évoque peut-être pas grand-chose aux oreilles des anars de maintenant. Il fut pourtant un écrivain fort connu au début du XXe siècle, auteur d’une bonne soixantaine d’ouvrages (essais et fictions), à caractère largement philosophique. Il écrivit quelque vingt-trois articles dans l’Encyclopédie anarchiste, et défendit nombre de victimes de la répression, par le verbe et par la plume, tels Sacco et Vanzetti, le trio Ascaso-Durutti-Jover, Hem Day et Léo Campion, etc. Son éthique, qui n’a rien à voir avec toutes les morales de maîtres et d’esclaves qu’on nous sert de tout temps et en tout lieu, est une sorte d’individualisme anarchiste fortement influencé par certaines sagesses antiques et teinté d’une non-violence qui peut faire penser à Tolstoï.

Malgré tout ce que cela peut avoir d’arbitraire, j’aurais tendance à classer en deux grandes catégories les contributions rassemblées dans ces Actes du colloque Han Ryner. Certaines constituent de bonnes introductions à la vie et à la pensée de Ryner ; d’autres, nettement plus pointues, permettent un approfondissement sur tel ou tel sujet.

Dans la première catégorie, on pourra lire les témoignages très personnels de Jean-Paul Simon, petit-fils de Ryner, et de son épouse Suzanne Weigert, qui donnent une idée de la vie et de la personnalité de l’homme.

Felip Equy s’intéresse quant à lui à l’écrivain et nous livre un « bref aperçu de [son] œuvre écrite » ; malgré deux ou trois imprécisions inhérentes à ce genre d’exercice, c’est un excellent panorama, frisant l’exhaustivité.

Ryner était un ardent pacifiste, ce que nous rappelle Gilbert Évenas dans sa courte intervention.

Autre aspect : son anticléricalisme, dont André Panchaud dégage la spécificité. Panchaud pointe bien l’antidogmatisme de Ryner qui est une des bases de son combat contre les religions. J’ajouterais que cet antidogmatisme s’appliquait aussi au positivisme de la plupart des libres-penseurs de l’époque, que Ryner jugeait parfois par trop étriqué [1], position qui peut se discuter, mais fait à mon sens pour une bonne part l’originalité et même la force de sa critique antireligieuse.

À travers l’analyse de l’article « Individualisme (anarchisme harmonique) » de l’Encyclopédie anarchiste, Gérard Lecha nous livre l’essentiel de l’éthique rynérienne. Je suis cependant loin de souscrire à l’opinion qu’il avance vers la fin de son texte, selon laquelle, pour Ryner, « le pouvoir doit revenir à une élite dont la fonction est de se pencher scientifiquement sans doute — mais surtout philosophiquement ! — sur les problèmes posés par la survie de l’espèce ». Ryner n’a-t-il pas écrit, à propos de Marc Aurèle : « Il enseigne, ilote mélancoliquement ivre, qu’un empereur philosophe est un monstre non viable et que le gouvernant dévorera nécessairement le philosophe [2] » ? Mais peut-être n’ai-je pas bien compris ce qu’a voulu dire ici Lecha. Car, excepté ces quelques mots, sa prose m’a paru tout à fait remarquable de justesse.

Passons à la seconde catégorie.

Parmi ces contributions d’un calibre quasi universitaire, une grande partie est consacrée — Marseille oblige ! — aux rapports de Ryner avec la Provence de sa jeunesse. C’est l’objet de l’exposé circonstancié de René Bianco, de la naissance d’Henri Ner [3] en 1861 aux derniers articles de Han Ryner dans l’(Armana marsihès en 1937 (soit moins d’un an avant sa mort). Un article de Marcel Bonnet nous brosse un « portrait félibréen » de Ryner. Ces deux textes sont riches en informations inédites et pointues sur le sujet. D’un point de vue plus littéraire, un « essai sur les poésies provençales de Han Ryner », par Jean Deyris, s’intéresse à cette partie particulièrement méconnue de l’œuvre rynérienne. Un texte de Claude Barsotti sur Jòrgi Reboul, « poète et homme d’action » occitan, correspondant de Ryner, complète le tableau.

À l’époque de Ryner, point de radios associatives ni de sites internet. En revanche, une profusion de « petites revues » politico-littéraires. Daniel Lérault étudie les nombreuses collaborations de Ryner à ces périodiques, sous l’angle du pacifisme, et fait revivre cette époque héroïque.

Dans une étude remarquable d’érudition et d’honnêteté, Armand Vulliet analyse une conférence contradictoire entre Ryner et P.-L. Couchoud sur la question de l’existence de Jésus, en confrontant les arguments des deux orateurs aux données actuelles. Ryner y défendait la thèse de l’historicité. Il se peut qu’il ait eu tort… Il se peut aussi que le problème reste à jamais insoluble.

D’un point de vue purement anarchiste, la contribution la plus intéressante est peut-être celle de Dolors Marín Silvestre, qui montre l’importance de la diffusion de la pensée rynérienne dans les milieux anars espagnols. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les idées individualistes n’y furent pas si marginales et jouèrent un rôle non négligeable dans le foisonnement culturel libertaire des années vingt et trente.

Gilbert Roth clôt le colloque par une parodie assez « private joke » de la Complainte de Mandrin.

Deux forts index (des personnes et périodiques cités), ainsi qu’une « Petite histoire des Amis de Han Ryner » complètent utilement l’ouvrage. L’iconographie est discrète, bien choisie et joliment imprimée (sauf une bien obscure photo de groupe).

Il eût été dommage de ne pas donner à lire quelque texte de Ryner lui-même. C’est pourquoi l’ouvrage se termine par la réédition d’une grosse brochure de 1924 : L’Individualisme dans l’Antiquité, belle introduction à certaines philosophies antiques dont les libertaires sauront faire leur miel. On y retrouvera les cyniques et cyrénaïques chers à Michel Onfray, mais aussi Socrate, les épicuriens et les stoïciens. Et l’on constatera avec humilité que la pensée subversive ne date pas d’aujourd’hui.

Clémence Arnoult


Actes du colloque Han Ryner, suivi de l’Individualisme dans l’Antiquité, coédition CIRA de Marseille et les Amis de Han Ryner, 2003, 250 p., 15 euros. Disponible à Publico.


[1Cf. « Contre les dogmes », dans Face au public (1947).

[2Dans L’Individualisme dans l’Antiquité.

[3Son nom à l’état civil.