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En Irak, le syndicalisme est vivant

Le jeudi 27 novembre 2003.

Une délégation du Labor américain rapporte la montée d’un nouveau syndicalisme en Irak.



« La chose qui m’a le plus encouragé, c’est que sous les conditions les plus difficiles que l’on puisse imaginer, les travailleurs n’attendent pas une minute avant de commencer à s’organiser. » C’était le rapport du journaliste syndical David Bacon, qui est allé en Irak avec une délégation de US Labor Against the War (Syndicalisme américain contre la guerre) et des militant.e.s de syndicats français.

Ce que Bacon — avec Clarence Thomas, l’ancien secrétaire-trésorier du local 10 de l’International Longshore and Warehouse Union — a vu en Irak est passé inaperçu dans les médias « mainstream » qui se concentrent seulement sur « les soldats et les rebelles » (dixit Bacon).

« Nous devons nous rappeler qu’il y a des millions de travailleurs en Irak », disait Bacon après un forum au congrès national de USLAW à Chicago, lors duquel il faisait un rapport de son voyage avec Thomas.

« Ils essaient, premièrement, de survivre à cette expérience, aller travailler, nourrir leur famille, trouver un logis pour eux au milieu de circonstances très difficiles. »

Plus de six mois après l’effondrement du gouvernement de Saddam Hussein et la promesse des officiels américains de « reconstruction de l’économie », le chômage en Irak est estimé à 70 %. Par conséquent, survivre au jour le jour est littéralement un défit énorme pour la majorité de la population du pays.

« L’augmentation de salaire de 30 %, les prêts et les terres promises par Paul Bremer (le numéro un américain à Bagdad), il y a trois mois, ne se sont toujours pas matérialisés », écrit Ewa Jasiewicz, du International Occupation Watch Center à Bagdad, qui a voyagé à travers l’Irak avec la délégation de USLAW. Pour ceux qui travaillent, le salaire moyen est de 60 $ par mois : la paie d’urgence décrétée par les occupants américain du Coalition Provisional Authority (CPA).

Le salaire était exactement le même sous Saddam mais les irakiens recevaient également de la nourriture et une aide au logement qui ont disparu sous le règne américains. « Donc, le revenu réel des travailleurs irakiens a baissé, et c’est compter sans la valeur d’échange et donc le prix de tout ce qui est importé », dit Bacon.

Mais aussi désespérées que peuvent être les conditions maintenant, les Irakiens qui ont rencontré Bacon et Thomas disent que ce qu’ils craignent le plus n’est pas encore arrivé : que les maniaques du libre échange de Washington réussissent à aller de l’avant avec leurs plans de privatisation pour l’Irak. Déjà, le CPA a légalisé la propriété 100 % étrangère d’entreprises irakiennes et a mis la taxe d’affaire pour « l’Irak nouvelle » à 15 %.

Quand il est question des syndicats, cependant, « les autorités d’occupation ont trouvé une loi "votée" sous Saddam Hussein qu’elles aiment : une loi de 1987 qui dit que quiconque travaille pour une entreprise étatique est considéré comme un fonctionnaire », dit Bacon. Ça veut dire que les travailleurs de l’industrie pétrolière irakienne, par exemple, n’ont légalement pas le droit de s’organiser en syndicat selon une loi de l’ère Saddam que les officiels américains refusent de reconsidérer.

« Et, pour la soutenir, dit Bacon, en juin, Bremer a publié une autre "régulation" à propos des "activités interdites". L’item B des activités interdites est d’encourager quiconque d’organiser tout type de grève ou de perturbation dans une usine ou tout type d’entreprise économique d’importance. La punition pour cela est d’être arrêté par les autorités d’occupation et d’être traité en prisonnier de guerre. »

Comme le dit Clarence Thomas : « L’administration Bush crée une image fictive qui ressemble à ceci : si on quitte l’Irak, il y aura le fondamentalisme islamique, des tensions ethniques et toutes sortes de chaos. Mais ce dont ils ont vraiment peur, c’est de la démocratie. Ils ne veulent pas voir les travailleurs irakiens s’organiser et avoir du pouvoir — avoir des droits syndicaux. »

Là-dessus, les hommes de Washington n’ont pas eu le dessus. Quelques jours après l’invasion américaine et la chute de l’ancien gouvernement, des travailleurs irakiens dans des usines, dans les ports et dans l’industrie pétrolière ont commencé à s’organiser.

« Ils ne veulent pas s’organiser seulement pour avoir une hausse de salaire, dit Bacon, mais aussi pour se battre pour avoir le contrôle de leurs emplois et le contrôle des institutions pour lesquelles ils travaillent. »

Clarence Thomas dit que le nouveau mouvement syndical irakien est principalement organisé par deux groupes. L’un d’eux est le Mouvement pour des syndicats ouvriers démocratiques, une fédération syndicale indépendante qui a été forcée à la clandestinité dans les années 1980, quand elle a été la cible d’attaque des baassistes de Saddam. Ces vieux militants prennent avantage du démantèlement de la vieille police secrète pour réémerger comme une force organisée, formant le cœur d’une toute nouvelle Fédération irakienne des syndicats, qui a été lancée en mai.

Au même moment, de plus jeunes militants — incluant des membres du Parti communiste ouvrier — prennent leurs propres initiatives, la plus connue et la plus grosse étant la formation de l’Union des chômeurs d’Irak. Les deux groupes de militants sont opposés à l’occupation américaine, dit Thomas.

La principale différence, dit-il, est que les syndicats associés à l’Union des chômeurs « n’hésitent pas à apporter leur appui à une action syndicale, malgré les divers décrets interdisant l’organisation syndicale et les grèves ». Les plus vieux syndicalistes, dit Thomas, ne pensent pas qu’il est prudent d’organiser des actions sur les lieux de travail et des manifestations publiques, parce qu’ils pensent que ça peut être exploité par des éléments de l’ancien régime qui résistent à l’occupation.

Bien qu’ignoré par la presse internationale, le désir de prendre position pour des conditions décentes et de meilleurs salaires au travail touche toutes les parties du pays. Dans un rapport récent, Ewa Jasiewicz décrit la lutte de travailleurs d’une usine de briques qui fait partie d’un complexe industriel majeur à trente miles à l’est de Bagdad.

Après avoir enduré des conditions terribles — et un salaire de 3 000 dinars par jour, soit l’équivalent de 1,50 $ pour un temps de 14 heures de travail — les trois quarts des ouvriers ont débrayé en octobre. Ils ont marché jusqu’aux bureaux de l’administration et ont demandé une augmentation salariale, un contrat de travail en bonne et due forme, des installations médicales sur le site et une pension de retraite.

« Le propriétaire ne se doutait pas du tout qu’un syndicat avait été formé, et il leur a dit : "Parfait, faites votre grève, je vous licencie, d’autres vont prendre votre place", écrit Jasiewicz. Les travailleurs ont répondu en allant chez eux chercher des armes et ont formé spontanément un piquet de grève armé. »

« Armés de mitrailleuses et de kalachnikovs, les ouvriers ont gardé l’usine et ont défendu leur grève contre les "scabs" [jaunes]. Le propriétaire, moins bien armé, a fini par accorder aux ouvriers une hausse de 500 dinars — 25 cents — et a accepté d’entrer en négociation à propos des bénéfices sociaux et des améliorations sanitaires. La grève a été considérée comme un succès massif par tout le monde. »

David Bacon estime que les groupes antiguerre pourraient faire beaucoup en se concentrant sur des luttes comme celle-ci, au moins pour que « les gens aux États-Unis puissent regarder l’Irak autrement et voir des gens normaux », dit-il.

Par ailleurs, faire connaître la vérité sur les luttes syndicales en Irak peut ajouter à la remise en question grandissante de l’occupation américaine quand, par exemple, des syndicalistes américains apprendront que les politiciens de Washington ont fait de la syndicalisation un crime en Irak.

« ça fait réfléchir, dit Bacon à propos des histoires de militantisme d’Irakiens ordinaires, parce que l’on peut comprendre ce que sont les difficultés et comprendre que les gens font des trucs courageux et qu’ils prennent des risques. »

Et il continue : « Il y a quelque chose de très familier dans tout ça. Les circonstances sont différentes, la langue est différente, les types de problème auxquels les gens font face sont quelquefois familiers, quelquefois différents. Mais l’expérience de se tenir debout dans une usine et de parler aux ouvriers à propos de leurs problèmes, et entendre ce qu’ils ont à dire, ça m’est très familier. On peut y voir l’universalité de la classe ouvrière qui tente de s’organiser. »

Alan Maass